ITALIE - Langue et littérature

ITALIE - Langue et littérature
ITALIE - Langue et littérature

Traiter de l’esthétique d’une langue, c’est se faire chasseur d’ombres. La linguistique moderne a assez démontré qu’une langue en soi n’est ni belle ni laide, que les considérations par lesquelles on justifie tel ou tel choix sont inspirées par des goûts personnels, que les règles sur lesquelles il se fonde n’ont rien de rigoureux ni de logique, qu’elles sont toutes extérieures à l’objet qu’elles examinent, et qu’elles varient d’un pays à l’autre, d’un individu à l’autre, d’une saison à l’autre. Ce que l’un louera sous le nom de douceur sera dénoncé par le voisin comme de la mollesse: ainsi le vénitien, que certains qualifient de mièvre, est blâmé par Dante pour son âpreté. Dans l’Entretien d’Ariste et d’Eugène (1671), le père Bouhours juge l’italien trop monotone, alors que Dante en avait dit autant des langues d’oc et d’oïl – toutes deux oxytoniques – auxquelles il préférait les dialectes paroxytoniques de sa patrie, à son sens plus harmonieux.

Encore cela supposerait-il que les langues ont un visage, agréable ou non, mais défini et figé; or, elles évoluent à travers les siècles et il est souvent impossible de reconnaître, sous les traits de la jeune fille, son aïeule. Il faudrait donc, d’une part, retrouver sous la diversité et les contrastes la continuité, montrer que telle langue qui a varié dans sa syntaxe, son lexique, ses tours, sa morphologie, sa phonétique est toujours la même; d’autre part, l’immobilisant à un moment de son histoire, se livrer à un inventaire de ses ressources et, pour mieux saisir les faits d’expression qui lui sont propres, la comparer à d’autres langues soumises au même examen.

Il semble difficile et hasardeux dans ce va-et-vient, dans ce passage incessant du plan de la diachronie à celui de la synchronie, de faire apparaître une unité et de dégager des lignes et des tendances spécifiques, bref un portrait. Il y a plus. Le mot langue lui-même prête à confusion, suivant qu’on entend par là le parler commun à un groupe, à un peuple, à une nation, terme de linguistique, ou l’usage original et particulier d’un individu, qui est un fait de style et relève de la critique littéraire. Distinction sans doute indispensable, mais d’un maniement délicat, puisque la langue n’existe que comme virtualité, somme des possibles, qu’elle n’est jamais connue en dehors de ses manifestations, qu’on peut en un sens dire que tout est style, à commencer par l’énoncé d’un paysan illettré.

Si traiter de l’esthétique d’une langue, c’est chasser une ombre, traiter de l’esthétique de la langue italienne, c’est poursuivre l’ombre d’une ombre. Parmi les langues de l’Europe, l’italien représente en effet un cas singulier. L’histoire, qui a retardé jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle l’unité de la péninsule, l’évolution même de la langue qui n’a pas connu, à l’instar de la plupart des idiomes nationaux, ces phénomènes d’osmose et d’interpénétration entre le parler populaire et la langue des lettrés, le hasard enfin qui a fait briller à Florence, au XIVe siècle, les trois grandes étoiles du firmament littéraire italien sont cause qu’à plusieurs reprises et jusqu’à nos jours les Italiens se sont interrogés sur la nature même de l’outil dont ils avaient hérité et sur la possibilité qu’il offrait à chacun d’eux, y compris les plus humbles, de s’en servir, au point que certains ont pu, à la veille même du Risorgimento , douter de son existence.

Le peuple italien ne dispose guère d’un langage qu’il puisse reconnaître pour sien. Le problème de la langue n’a jamais été résolu et n’a cessé d’entraver le libre développement de la littérature.

La littérature italienne est d’un abord difficile et exige toujours un effort particulier du lecteur. Parmi les plus grands écrivains, on n’en trouve que très peu qu’on puisse prendre à livre ouvert, et lire pour le plaisir de lire, en se passant d’introductions historiques et de gloses philologiques. Lire en Italie a toujours été une affaire grave, un peu solennelle, pour laquelle il faut se dépouiller de son habit commun et revêtir une veste de cérémonie.

Plusieurs circonstances expliquent cette singularité. D’abord, l’expression écrite n’a pas une importance primordiale en Italie, pays qui manifeste son génie avant tout dans les arts plastiques et dans la musique. Dès le XIVe siècle, à l’époque où Dante portait les lettres italiennes à un point d’excellence qu’elles n’ont pas rejoint depuis, la littérature était déjà seconde par rapport à la floraison des urbanistes, des architectes, des peintres et des sculpteurs. La Renaissance donna d’innombrables érudits et humanistes, mais pas un poète ou un conteur qu’on puisse comparer, même de loin, à un Piero della Francesca ou à un Palladio. Au XVIIe et au XVIIIe siècle la littérature est en agonie, tandis que les Bernin et les Borromini, les Monteverdi et les Vivaldi affirment avec éclat l’ère baroque. Au XIXe siècle, le seul artiste qui touche le grand public n’est pas un romancier, comme Balzac, Dickens ou Tolstoï, mais un auteur d’opéras, Verdi. Le peuple italien, pour livrer ce qu’il a à dire, recourt à d’autres moyens que les mots.

1. Esthétique de la langue

L’italien, mythe ou langue morte

Le premier modèle

Le mythe de la langue italienne est né avec Dante. Dans ce véritable traité universel sur la langue et le style qu’est le De vulgari eloquentia (1308), après avoir passé en revue les différents dialectes de la « langue de si » (c’est-à-dire de l’Italie), il proclame qu’il n’a trouvé nulle part l’« odorante panthère » des bestiaires du Moyen Âge qu’il poursuivait: tous, y compris son florentin natal, ont leurs imperfections. Alors, « ressaisissant ses épieux de chasse » et considérant qu’« en toute espèce de choses il y en a une à la mesure de laquelle toutes les autres doivent être rapportées (par exemple, quand on veut compter, toutes choses se mesurent d’après l’unité) », il pense avoir enfin capté l’insaisissable fauve, « ce vulgaire qui en chaque ville exhale son odeur et en aucune n’a son gîte » (I, XVI, 2). À cette langue, il décerne les attributs d’illustre , cardinale , royale et courtoise .

Or ce « vulgaire illustre » exalté par Dante n’est pas un idiome comme les autres, une langue parlée par un peuple, illustrée par des œuvres: c’est une essence au sens aristotélicien et médiéval du terme. Créée pour et par les poètes, grâce à l’application de certaines règles d’or d’harmonie, d’euphonie et d’ordre, à partir du dialecte maternel que chaque homme apprend spontanément de la bouche de sa nourrice, théoriquement une, mais pratiquement multiple, elle regroupe, sans aucune considération des disparités morphologiques ou phonétiques, les beautés éparses dans les dialectes « sicilien, lombard, romagnol, des Pouilles, de l’une et l’autre Marche «: elle est un style en plusieurs langues.

La querelle de la langue

À l’Alighieri, deux siècles plus tard, Machiavel, plus attentif que son illustre devancier aux traits morphologiques et phonétiques, répond en lui montrant que l’italien ne saurait être la langue imaginaire dont il rêve, mais celle qu’il a pratiquée et portée au plus haut point d’excellence, c’est-à-dire le florentin, enrichi par les apports étrangers, et puisant son efficacité à ses sources vives, à savoir le sentiment linguistique du groupe.

La querelle séculaire de la langue, qui a divisé les Italiens jusqu’à nos jours (et qui n’a rien à voir avec les habituelles disputes des grammairiens), gravite autour de ces deux conceptions opposées. Ramenée à ses termes essentiels, elle porte sur le point de savoir quelle est et quelle doit être la langue de la patrie italienne, le modèle idéal prescrit par Dante ou bien l’idiome réel de l’âge d’or de la littérature, le florentin.

Querelle futile s’il en fut, du moins en apparence, mais si le simple bon sens avait suffi à trancher selon l’expression de Varchi « ce nœud très embrouillé et serré », on s’expliquerait mal que, pendant près de quatre siècles, des esprits d’inégale valeur mais au nombre desquels figurent tous les plus grands, aient dépensé tant de passion, d’intelligence et de subtilité à le démêler. En fait, la querelle de la langue n’est que le symptôme d’une situation linguistique paradoxale, car si l’Italie avait une langue, celle de sa tradition littéraire, les Italiens, eux, n’en avaient pas. Ces derniers, pour communiquer entre eux, ne disposaient que de leurs parlers vernaculaires, fort vigoureux il est vrai, et ayant chacun sa littérature propre, mais dont aucun n’était pratiqué, ni même compris, par les habitants des autres régions, et dont aucun ne pouvait, en raison du cloisonnement politique et social, rayonner en dehors des limites étroites d’une province ou d’une ville.

Une langue en vase clos

Avec l’éveil de la conscience nationale, ce sentiment de l’absence d’une langue nationale, d’une langue écrite et lue par l’ensemble de la population devient pour les intellectuels et les patriotes une hantise et un tourment. « Le toscan, dit Ugo Foscolo, est pour les Italiens une langue étrangère. L’italien est une langue écrite et qui ne peut pas être parlée. » Et Giacomo Leopardi de lui faire écho: « À présent, on peut dire, sans exagération, qu’en Italie le nombre des écrivains dépasse celui des lecteurs. On n’y lit que pour écrire. » Autrement dit, la langue italienne vit en vase clos: l’écrivain n’a d’autres lecteurs que ses confrères. Et Alessandro Manzoni: « Il manque complètement à ce pauvre écrivain (italien) le sentiment pour ainsi dire de communion avec son lecteur, cette certitude de manier un instrument connu de tous deux. » « Le fait, écrit-il encore, qu’on se dispute tellement sur la langue est la preuve que les Italiens ne disposent pas d’une langue commune. »

Encore au XXe siècle, Italo Svevo, le plus grand romancier italien moderne, l’un des plus grands d’Europe, avoue son impuissance à s’exprimer en italien. « On ne peut raconter efficacement que dans une langue vivante et ma langue vivante ne pouvait être que le triestin », se désole-t-il, et à travers le temps son cri va rejoindre celui de Carlo Gozzi qui dès le XVIIIe siècle qualifiait l’italien de « langue morte ».

Au moment de l’Unité, et bien après, à l’aube du XXe siècle, le dialecte triomphe partout, non seulement chez les gens du peuple, mais dans l’aristocratie et la bourgeoisie cultivée; non seulement dans l’usage familial, mais parfois dans les occasions solennelles et jusque dans les cérémonies. À Venise, on prêche en dialecte. Victor-Emmanuel II tient ses conseils ministériels en piémontais. Les apôtres les plus enflammés de la langue italienne parlent souvent un italien gauche, pompeux, endimanché, laborieusement traduit de leur dialecte natal. Sous le coup d’une émotion, c’est le dialecte qui monte spontanément aux lèvres; Cavour s’écriera en piémontais à la Chambre: « Che ciula! » (Quel crétin!) à l’adresse d’un adversaire.

Mais à quoi bon multiplier les exemples? Un chiffre résume la situation. D’après Tullio De Mauro, l’un des linguistes italiens contemporains qui a le plus finement analysé les rapports entre la sociologie et la langue, vers le milieu du siècle dernier, à peine plus de 600 000 personnes – 400 000 Toscans, 70 000 Romains et quelque 160 000 habitants des autres régions – sur un total de 25 millions, soit 2,5 p. 100 seulement de la population, étaient italophones, c’est-à-dire parlaient l’italien.

La révolution linguistique

Aujourd’hui les choses ont changé. Sous l’action conjuguée de l’instruction obligatoire, des moyens d’information de masse et, enfin et surtout, de l’immense brassage de population qui s’est effectué au cours des deux guerres mondiales, et, depuis 1950, à la suite d’un exode rural qui est sans égal en Europe, la majorité des Italiens se sont mis, bien ou mal, à parler la langue qui est censée être la leur.

L’adaptation ne s’est pas faite sans peine: dans les années qui ont suivi l’Unité, les instituteurs ignorant l’italien faisaient classe en dialecte. Du même coup, les « dialectalismes » jusque-là rigoureusement bannis de la langue officielle et littéraire ont fait irruption dans le parler commun. Un instrument intermédiaire entre les idiomes vernaculaires et la langue nationale, la langue régionale, a vu le jour.

Ce facteur vient ajouter un trait supplémentaire à la physionomie déjà accidentée de la langue italienne, ou peut-être (car l’italien est en pleine révolution et on en capte le reflet dans l’actuelle littérature) bouleverser tous les autres. On ne peut pour l’instant que, rassemblant ces fragments épars, essayer de recomposer, dans leurs très grandes lignes, ces visages successifs et simultanés.

Misère et richesse de l’italien

Stabilité de la langue

L’italien doit quelques-uns de ses caractères les plus singuliers, son originalité ou, si l’on préfère, son esthétique, à ce triple facteur: un modèle florentin admiré mais lointain vers lequel on se retourne; des dialectes florissants et élevés au rang de langues littéraires (Goldoni a écrit des pièces en vénitien, Belli des sonnets admirables en romain, Porta des poèmes en milanais); enfin l’adoption, souvent, d’une troisième langue, qui a pu, selon les époques, être le latin, le français, l’espagnol, voire l’allemand (Manzoni correspondait en français, Svevo était de culture allemande).

Et d’abord, sa remarquable stabilité. Cette langue qu’on a pu si longtemps qualifier de langue morte est, de toutes les langues européennes, celle qui a gardé les plus fortes empreintes de ses origines latines, celle aussi qui a le moins varié, à travers les âges, dans sa morphologie, son lexique et sa syntaxe. Quel Français cultivé, et dont ce n’est point la spécialité, est capable de lire sans dictionnaire ou sans quelque initiation préalable, je ne dis pas La Mort le roi Artu , mais même Rabelais ou Montaigne dans le texte? Or, point n’est besoin d’études approfondies à un Italien pour comprendre, aujourd’hui encore, Boccace ou le Novellino. Les cadences de la phrase, l’ordre des mots, le phonétisme sont restés très proches de la langue mère. Comme dans toutes les langues purement écrites, les seuls changements phoniques que l’on enregistre sont liés à la graphie.

Se servant de Dante théoricien contre Dante écrivain, le XVe siècle a contribué à cet immobilisme: la phrase cicéronienne déroule lentement ses innombrables anneaux comme quelque ver monstrueux, alors que, moquée et proscrite comme « bonne pour les savetiers », la saveur populaire imprègne la Divine Comédie où le Diable et l’Ange se disputent une âme comme deux commères qui s’apostrophent du rez-de-chaussée au dernier étage d’une maison de Florence. Le linguiste italien E. Peruzzi constate avec satisfaction que l’humanisme qui, partout en Europe, a modifié les structures linguistiques a, au contraire, consolidé celles de la péninsule et y décèle la preuve de la perfection que l’italien avait déjà atteinte à cette époque; certes, mais c’est surtout le signe d’une langue qui, étant l’affaire exclusive des lettrés, est inapte à la fonction sociale d’un vrai parler vivant et est préservée par cette carence même des dangers de la contamination.

Le siècle des Lumières qui a vu, comme l’humanisme, des phénomènes de convergence européenne paraît tout d’abord entraîner aussi l’Italie. Toutefois, en renonçant aux chapelets de conjonctions de subordination et aux vagues de gérondifs, en adoptant la coordination, l’apposition, plus conforme à une pensée moderne mise à l’honneur par les philosophes français, les Italiens ne font que remplacer une profusion par une autre: la redondance des épithètes et des appositions se substitue à celle des périodes en cascades. Du reste, peu à peu, grâce à l’enseignement des jésuites, tout va rentrer dans l’ordre, la syntaxe latine est rétablie dans sa dignité et aujourd’hui encore, chassée de la plupart de ses fiefs, de la littérature épistolaire, de l’essai, de la nouvelle, du roman, elle survit, mieux, elle règne en souveraine presque absolue dans la critique et le journalisme.

Profusion

Cette culture in vitro a eu également des incidences sur la morphologie et le lexique. Elle est à l’origine de ce que l’on pourrait appeler le polymorphisme de la langue. Les variantes d’une même forme à flexion que la langue parlée (et à sa suite la langue littéraire) tend à unifier se sont conservées intactes en italien, côte à côte, et le plus souvent sans qu’aucune se spécialisât dans tel ou tel registre: les verbes les plus courants, aux temps et aux personnes les plus usités, admettant plusieurs formes: debbo , devo ; vo , vado ; visto , veduto ; appaio , apparisco. Pour le même motif, on relève dans certains secteurs sémantiques, une pléthore de synonymes. Là où le français ou l’anglais n’ont qu’un mot, l’italien en propose trois ou quatre parfaitement équivalents: rio , rivo , ruscello désignent toujours une rivière. Cette hypertrophie atteint la phrase, et l’énoncé le plus banal comme « J’ai vu mon père » comporte en italien, avec la possibilité de jouer sur l’article et le pronom possessif, la forme verbale et enfin le nom, une dizaine de solutions qui n’offrent ni stylistiquement, ni sémantiquement de différence appréciable.

Pénurie

En revanche, et comme corollaire à cette profusion, des pans entiers de lexique manquent, dans des domaines qui vont de l’expression des sentiments à la faune, à la flore, à l’artisanat, en passant par maints aspects de la vie quotidienne, du jargon scolaire à l’argot (soit parce que certaines formes de vie sociale sont inconnues en Italie, soit que, indissolublement liées à un terroir ou à une cité, elles ne se traduisent qu’au niveau du dialecte). Pour un oiseau comme l’alouette, lodola ou allodola , ou une plante comme le laurier, lauro ou alloro , qui donnent le choix entre deux termes, que de fleurs, d’oiseaux, de poissons, de bêtes sans nom!

Si, comme le notait Stendhal, et déjà avant lui Diderot, l’italien est la langue de la passion, il n’empêche que dans un registre moins sublime que celui du « bel canto » ou de la poésie lyrique, il est impossible à un romancier de mettre dans la bouche de ses personnages une phrase aussi simple que « Je vous aime », sinon sous forme de litote, « Le voglio bene » par exemple. « L’amo », traduction littérale, sonne comme une parodie du sentiment.

Au début du siècle, après que l’instruction a commencé à répandre ses bienfaits sur les masses, le discours le plus modeste porte encore l’empreinte tenace du divorce séculaire entre la langue des livres et celle des hommes. Témoin cette phrase relevée par Omodeo dans la lettre d’un soldat à sa femme pendant la Première Guerre mondiale: « Noi altri stiamo col quor a spetar che un giorno laltro le trombe di guerra la pace suonar. » « Nous autres sommes avec le cœur à attendre qu’un jour ou l’autre les trompettes de guerre sonnent la paix », où le mélange incongru du dialecte, d’une orthographe approximative et du style aulique atteint à une sorte de ridicule beauté.

Hybridisme et liberté

Curieusement, le conservatisme de la langue italienne n’a d’égal que sa réceptivité, son ouverture à toutes les influences étrangères et dialectales. Les foudres brandies par les puristes, comme les membres de l’Accademia della Crusca, sont restées sans effet; elles n’ont jamais empêché les Italiens d’aller chercher ailleurs un bien qu’ils ne trouvaient pas chez eux. Machiavel, le premier, a défini avec vigueur sa position à ce sujet. « Les langues, dit-il, ne sauraient rester simples, mais il convient qu’elles soient mélangées à d’autres. Mais on appelle langue d’une patrie celle qui convertit les vocables qu’elle a empruntés aux autres selon ses propres usages [...] car le bien qu’elle rapporte de chez autrui, elle se l’approprie de manière qu’il semble lui appartenir. » Et, en effet, l’italien a un merveilleux pouvoir d’adapter, d’assimiler, de conformer à ses structures les emprunts qu’au fil des siècles, selon le flux et le reflux des invasions guerrières ou des modes pacifiques, il a accueillis avec prodigalité.

Cet hybridisme pratiqué avec la plus grande des souplesses est une compensation ingénieuse à la misère: il permet de tourner les obstacles inhérents à la rigidité d’une langue exclusivement écrite. Pour s’en tenir aux emprunts faits au français, ils sont, dit A. Dauzat, innombrables, et les termes ainsi naturalisés acquièrent une faculté de « provigner » qu’ils n’avaient pas dans la langue originelle. « Billet », par exemple, a donné en italien biglietto , mais aussi bigliettaio (préposé à la distribution des billets) et biglietteria (guichet où l’on distribue les billets). Palliatif encore de tant de lacunes, cette possibilité inépuisable qu’offre l’italien de forger librement des mots composés, de combiner, à l’aide de préfixes et de suffixes de dérivation, des séries de vocables nouveaux. À quoi s’ajoute la gamme infinie des diminutifs, augmentatifs, laudatifs, péjoratifs: des mots tels que ometto , omone , omino , omaccio (sans compter le plus savant omunculo ), qui tous servent à désigner les différents calibres et variétés d’une même espèce, l’homme, et dont chacun est chargé d’une nuance affective particulière, n’ont pas d’équivalent en français.

Car toute médaille a son avers. L’italien qui, à en croire le père Bouhours, serait propre seulement à exprimer « inepties, pointes et vaines enflures », auquel Diderot, moins sévère, reconnaissait un génie propre à « émouvoir, persuader et tromper », que les Italiens tout les premiers ont décrit comme une langue oratoire, tournée vers la tradition, impropre à exprimer une pensée moderne, cette langue a laissé, pour ces raisons mêmes, une porte ouverte à la liberté, à la rébellion, à la fantaisie. Si les Français, comme on a pu le dire, réforment tous les jours leur langue, les Italiens, eux, l’inventent.

De Benvenuto Cellini à Italo Svevo, pour ne choisir que des cas extrêmes: l’un par inculture, avec une insolence de rustre, écorche l’idiome maternel, l’autre par appartenance à une autre culture, et avec une sorte de contrition, démarque la période germanique; tous deux bousculent la syntaxe, multiplient les barbarismes, panachent le discours d’expressions vernaculaires, non à la manière des stylistes français qui maltraitent un instrument dont ils connaissent à fond les ressorts et les ressources, mais à la manière des explorateurs dans un désert linguistique. Ainsi, à chaque fois, ce n’est pas un style qu’on crée, mais la langue qu’on fait surgir du néant. Cette langue du passé et des rétrospectives a depuis toujours été la langue de la prospection.

Vitalité de l’italien

Ce que les circonstances leur ont jusqu’ici refusé, un outil pour les techniques, le débat, la vie sociale, la conversation familière, une langue écrite qui soit aussi parlée, les Italiens le possèdent enfin.

Bien qu’il soit trop tôt pour se prononcer sur un procès en cours, le dérèglement qui semble caractériser l’italien d’aujourd’hui, la prolifération de l’incorrection grammaticale, le relâchement et la transformation de la syntaxe qui, rejetant moules et modèles anciens, tente de se calquer sur ce qui lui apparaît le moins congénital, l’américain, doit être déchiffré à la lumière d’une histoire et d’une société.

Si le tableau offre à première vue d’indéniables similitudes avec celui de la France, il recouvre une réalité différente. D’un côté, un pays où, selon A. Martinet, « un malthusianisme rigoureusement entretenu par des grammairiens a étouffé toute initiative chez l’usager » qui n’ose plus utiliser hardiment les ressources de sa langue; de l’autre, une collectivité accédant au sentiment linguistique qui use et abuse d’un pouvoir neuf. Et peut-être leur passé prépare-t-il mieux les Italiens à tirer profit de l’anarchie et du laisser-aller: là où la condamnation d’un tour ou l’adoption d’un néologisme n’ont jamais été liées au consentement d’une communauté de locuteurs, les censeurs ont, à la différence d’autres nations, toujours fait figure de pédants, et les règles qu’ils édictaient sont apparues comme autant de décrets arbitraires et dictatoriaux faits pour être enfreints. Passés maîtres dans l’art de la transgression, rompus au périlleux exercice de prendre à autrui en gardant leur individualité ou d’utiliser au mieux de chiches ressources, les Italiens, il y a lieu de l’espérer, sauront exploiter cette vitalité qui leur a permis de s’arranger d’une langue morte, d’actualiser un mythe pour ordonner et maîtriser le matériau encore informe et impur, mais bouillonnant, mais vigoureux dont ils disposent.

2. Esprit de la littérature

Héritage et création

Né, comme les autres langues romanes, du latin tardif, l’italien écrit est toscan par le vocabulaire, mais reste latin par la syntaxe: dès l’origine, le divorce entre langue écrite et langue parlée fut consommé, et, jusqu’à nos jours, la littérature italienne souffre de cette situation. L’italien écrit est un italien rhétorique, redondant, comme vaniteux de sa supériorité sur l’italien usuel. Le cas le plus typique est celui de Boccace: Boccace écrit des contes qui débordent de vie, d’esprit, d’astuce, où les épisodes se succèdent tambour battant, mais il les rédige dans une prose oratoire copiée sur la prose latine, et la période trop ample et trop lourde de ses phrases dilue la saveur du récit. Ce qui était vrai au XIVe siècle n’a pas cessé de l’être au XXe siècle. Le plus grand philosophe, essayiste et critique italien de notre époque, Benedetto Croce, compose ses livres comme des dissertations, avec des balancements oratoires qui en rendent la lecture fastidieuse toujours, souvent insupportable.

Les « professionnels » de la littérature

Le souvenir de la Rome antique et de ses splendeurs a été fatal pour la littérature italienne. Depuis la chute de l’Empire romain jusqu’à l’écroulement du fascisme, la péninsule a été la proie tantôt d’invasions étrangères, tantôt de guerres civiles, et si les infortunes de la patrie ont inspiré quelques-uns de leurs plus beaux accents aux principaux écrivains italiens, ils ont constamment puisé pour les exprimer dans le seul trésor resté intact parmi tant de désastres, à savoir l’intarissable réserve de belles phrases tournées et polies à l’époque glorieuse par les orateurs latins et en particulier par le plus illustre d’entre eux, Cicéron. C’est ainsi qu’un avocat, un rhéteur, un virtuose du balancement et du chantage oratoire, habitué, par son métier même, à noyer l’objet du débat dans des cadences symétriques propres à flatter l’oreille non moins qu’à endormir l’esprit, préside aux destinées de la prose italienne. S’étonnera-t-on qu’elle nous paraisse si lente, si encombrée de généralités, de pléonasmes et de chevilles, si peu moderne enfin? Combien un Boccace, un Pétrarque, un Leopardi même (dans son journal intime, si intéressant) eussent gagné à écrire plus vite, en sautant les transitions, en rompant la monotonie d’un rythme obstinément didactique! Aujourd’hui, il est presque impossible de trouver un ouvrage de critique littéraire, de critique d’art ou d’histoire qui ne tombe des mains, à cause de cette prolixité, de ce verbiage pâteux.

C’est là une véritable maladie nationale. Antonio Gramsci en faisait remonter la cause à la fracture qui marqua la fin des communes libres du Moyen Âge et l’avènement des principautés de la Renaissance. Tandis qu’au temps des Communes la langue utilisée pour écrire était vraiment la langue du peuple, les professionnels de la littérature que furent les humanistes auraient imposé un retour au latin et à la langue « cultivée », expression de la caste au pouvoir. Cette thèse prend le contre-pied de tout ce que Jacob Burckhardt et ses successeurs ont dit sur la Renaissance comme époque de renouveau, de splendeur, d’épanouissement. Selon Gramsci, la Renaissance fut au contraire un mouvement de réaction contre les libertés populaires qui s’étaient affirmées pendant les Communes et qui furent balayées par l’installation au pouvoir de la bourgeoisie d’affaires.

Quoi qu’on pense de cette thèse, on ne peut s’empêcher de constater que, dans le domaine de la culture au moins, la plupart des intellectuels, en passant du côté du pouvoir, perdirent cette fraîcheur d’inspiration qui caractérise par exemple le Cantique des créatures (Laudes creaturarum , XIIIe siècle) et toute la littérature franciscaine. Désormais, pour être « écrivain », il fallait se séparer du commun, monter sur les échasses de la « culture » et se draper dans un langage docte. Un même écrivain italien peut être sobre et simple dans ses lettres ou ses mémoires, oratoire et ampoulé dans ses écrits « littéraires ». Rien n’est plus frappant, aujourd’hui en Italie, que de voir les deux registres d’expression de l’intellectuel, du professeur moyen: en tant qu’homme il s’exprime comme tout le monde, en tant qu’intellectuel ou que professeur il recourt à un langage « supérieur » inintelligible sans initiation et décourageant pour le simple citoyen.

Une bonne partie de la littérature italienne plus récente est ainsi le fait de « professionnels » qui s’adressent à d’autres « professionnels ». Giuseppe Parini (1729-1799), Vittorio Alfieri (1749-1803), Vincenzo Monti (1754-1828), Giosué Carducci (1835-1907), Giovanni Pascoli (1855-1912), Gabriele D’Annunzio (1863-1938), Benedetto Croce (1866-1952), même Alessandro Manzoni (1785-1873), même Giovanni Verga (1840-1922): qui assure leur survie sinon d’autres professeurs? Ce sont encore les professeurs qui affirment que le seul italien « correct » est le toscan: mais pourquoi le toscan, quand il y a beau temps que Florence a perdu son hégémonie intellectuelle et que la vitalité littéraire du pays a ses épicentres en Sicile et dans le Piémont, à Milan, à Trieste? Déjà Carlo Goldoni (1707-1793) écrivait ses meilleures pièces en vénitien, et, depuis, on ne compte plus les très bons écrivains qui ne s’expriment que dans leurs « dialectes » (en fait, des langues aussi sérieuses que le toscan) ou en infligeant à la langue officielle des incorrections riches de significations littéraires: ainsi Carlo Emilio Gadda (1893-1973), le maître de la contamination linguistique.

Isolés et autodidactes

Parallèlement à la littérature officielle, à la littérature triomphante, il y a toujours eu, heureusement, en Italie, une littérature d’isolés et d’humiliés. Rien de plus instructif que d’examiner le sort terrestre des écrivains qui comptent à nos yeux: tous vilipendés de leur vivant, honnis et persécutés. Dante (1265-1321), Machiavel (1469-1527), Ugo Foscolo (1778-1827) ont gémi dans l’exil. Savonarole (1452-1498) et Giordano Bruno (1548-1600) ont péri sur le bûcher. Marco Polo (1254-1324), Benvenuto Cellini (1500-1571), Galilée (1564-1642), Campanella (1568-1639) ont moisi en prison. Gramsci (1891-1937) est mort dans sa geôle après onze ans d’incarcération. Pasolini (1922-1975), assassiné sur une plage par un voyou. Quand la mise au ban n’est pas matérielle, elle est symbolique. On admire Machiavel, le seul prosateur de l’âge classique à posséder un style sec et nerveux comme celui de Pascal, mais sa prose n’a pas fait école, et on s’est empressé de revenir à l’italien aulique et ampoulé. Giambattista Vico (1668-1744), le génial philosophe napolitain, vécut dans l’obscurité la plus totale, et il fallut attendre Hegel, puis Michelet, pour sortir son œuvre au grand jour. Italo Svevo (1861-1928), le romancier le plus moderne de l’Italie contemporaine, le créateur du roman psychanalytique, resta complètement inconnu en Italie jusqu’au jour où, passé la soixantaine, il fut découvert par James Joyce et Valery Larbaud. Enfin l’admirable Gramsci, s’il a des disciples politiques qui continuent son œuvre de chef de parti communiste, n’a pas fécondé une renaissance intellectuelle: c’est un grand sujet d’étonnement que de voir quelle indifférence ont rencontrée ses nombreuses réflexions littéraires éparses dans ses articles de jeunesse et dans ses Lettres de prison (Lettere dal carcere ).

En plus des isolés, des humiliés, l’Italie a la chance de compter bon nombre d’écrivains autodidactes ou d’occasion. Autant les professionnels craignent de ne pas mettre assez de pompe dans leurs phrases, autant, en effet, les francs-tireurs de la littérature inventent des moyens de rendre le mouvement, la couleur, la saveur des impressions immédiates. Les prosateurs classiques italiens qu’on peut lire sans préparation, à livre ouvert, comme des auteurs modernes, sont rares, et toujours issus de l’école buissonnière, tel le moine anonyme des Fioretti di san Francesco , Benvenuto Cellini, orfèvre et sculpteur, qui écrit un horrible italien mais forge une langue merveilleuse. Marco Polo n’était qu’un marchand, Casanova qu’un aventurier. Le plus succulent livre de l’Italie contemporaine, Le Christ s’est arrêté à Eboli (Cristo si è fermato a Eboli , 1945) est l’œuvre d’un médecin et d’un peintre, devenu par hasard écrivain, Carlo Levi. La Lettre à une maîtresse d’école (Lettera a una professoressa , 1967), œuvre collective et anonyme des enfants de Barbiana, critique savoureuse et impitoyable des travers de l’enseignement en Italie, peut être citée parmi de ces chefs-d’œuvre en fraude.

Il est significatif que les deux écrivains de carrière qui ont renouvelé la prose italienne en lui ôtant sa toge antique, Cesare Pavese et Elio Vittorini, se soient inspirés de la littérature la moins littéraire, de la littérature américaine, qui, elle aussi, compte bon nombre d’autodidactes. Pavese (1908-1950) a imposé l’ellipse et l’anacoluthe, ce qui était une révolution dans le style, Vittorini (1908-1966) le dialogue bref et haletant. Pavese était piémontais, Vittorini sicilien: il a fallu New York pour les délivrer de Rome.

Constantes de la littérature italienne

Résistance et compromis

Quelques constantes qu’on retrouve à travers toute la littérature italienne donnent à la culture transalpine un ton, une physionomie particulière. Le sentiment du malheur national, de l’infériorité politique et économique, la rage ou l’humiliation devant la patrie déchirée, envahie et persécutée, alimentent un courant héroïque qui a ses trois cimes en Dante, Savonarole et Gramsci. Dante, hanté par le spectacle des luttes intestines de son temps, bâtit toute son œuvre autour de la figure de l’Empereur, mythe de l’impossible unité. Savonarole, prophète de la décadence, voudrait tout détruire pour tout sauver. Gramsci, témoin de l’échec de l’unité italienne de 1860 et du fossé qui sépare aujourd’hui le nord et le sud de l’Italie, préconise l’alliance des ouvriers du Piémont et des paysans méridionaux contre la bourgeoisie au pouvoir.

Ces solutions, aussi héroïques qu’improbables, n’apportent aucun remède aux mille dangers qui menacent l’existence dans un pays en proie à l’insécurité et au sous-développement chronique, à la faim et à la peur; aussi la littérature qu’on pourrait appeler de la résistance tient peu de place à côté de celle qu’on pourrait appeler du compromis. Dante, Savonarole et Gramsci restent de splendides isolés: en Italie, la grande affaire n’est pas de reconstruire le monde selon une ordonnance aussi admirable qu’utopique, la grande affaire est de s’accommoder du réel, d’apprendre à le connaître pour en prévenir les traîtrises.

Il y a la méthode empirique, celle que dicte le bon sens, le répertoire de trucs qui permettent, non pas de dominer les événements mais d’exploiter l’occasion, de se tirer d’affaire au jour le jour. L’art, si typiquement italien, de la combinazione , n’a pas d’autre origine que la nécessité de manœuvrer dans l’existence entre les embûches et les mauvais coups. Boccace porte d’emblée cet art à la perfection. Faute de vivre dignement, il faut survivre. Une illustre lignée de fourbes, de séducteurs, d’entremetteurs propage cette « sagesse » qui est la forme dégradée du réalisme, la seule qui ne soit pas chimérique dans un pays où les caprices de la Fortune se jouent de la bonne volonté des hommes. Benvenuto Cellini, cet Alexandre Dumas italien, l’Arioste, le Machiavel de La Mandragore (La Mandragola ), Goldoni, entre autres, proposent chacun une technique de débrouillardise où la rouerie n’est que le masque de l’humilité.

Pas de plus profonds pessimistes que ces prétendus amuseurs. La virtù , c’est-à-dire l’énergie individuelle débarrassée de préjugés, que Machiavel recommande au dirigeant politique, n’est que l’envers, plus ambitieux, de l’astuzia populaire. Les hommes sont méchants, cupides, vaniteux, sots et lâches: il suffit de le savoir et d’exploiter leurs défauts pour les gouverner à son aise. Savonarole, qui a cru réformer Florence en lui proposant une idéologie, a renouvelé l’erreur de Dante: on n’est jamais assez pessimiste sur la nature humaine si l’on entend conduire un peuple. L’idéal, religieux ou philosophique, ne mène qu’à l’exil ou au bûcher. Tout progrès est une utopie. Avec un cynisme féroce, Machiavel s’acharne à réduire les actions des hommes à leurs mobiles les plus bas. Admirable psychologue, il formule en maximes, comme un romancier moderne, les découvertes de son expérience.

Le masochisme

À côté de la solution utopique (Dante), de la solution réaliste (Machiavel), il existe une troisième manière de conjurer le sentiment précaire de la vie. Elle consiste à tirer une jouissance du sein même du malheur, à se délecter de ce qui fait souffrir. Le masochisme est le trait le plus spécifique de la grande culture italienne.

En plein milieu du XIVe siècle, Pétrarque inaugure, dans un petit livre aux résonances étrangement modernes, qu’il appelle son Secretum , le genre de la confession. À contre-courant de toute la tradition classique et humaniste, qui fait un devoir à chacun de combattre ses faiblesses et d’affermir son caractère, Pétrarque revendique le droit de se garder incertain, vague et triste. S’inscrivant en faux contre l’enseignement de Cicéron, d’Épictète et de saint Augustin, il déclare qu’il est malheureux malgré lui et qu’il éprouve dans l’anxiété qui l’assaille un plaisir délicat et inconnu, dont la nouveauté même le flatte, le séduit, l’effraie. Il feint de demander à la philosophie antique et chrétienne un remède contre sa mélancolie, mais laisse en même temps deviner qu’elle lui tient bien plus à cœur qu’aucune santé morale. Tristesse douce-amère, vague à l’âme, de quel nom appeler ce domaine d’impressions féminines, musicales, indécises, délicieusement lancinantes, qui constitue le fonds à la fois de la poésie romantique et du journal intime? Si on ne craignait l’anachronisme, il faudrait dire que Pétrarque a inventé le spleen, cette contemplation morose et exquise de sa propre infirmité, cette langueur qui naît de se savoir livré sans défense aux sensations du moment comme une feuille d’automne à la brise.

Le second relais important du masochisme en Italie, on le trouve chez Giacomo Leopardi (1798-1837). Plusieurs motifs l’ont poussé à choisir la souffrance comme règle de vie: des raisons extérieures, comme sa condition de provincial condamné à végéter dans un village des Marches à l’écart des voies de communication, ou la situation désastreuse de l’Italie à l’aube du XIXe siècle. Des raisons intérieures: le poète de Recanati souffre d’une maladie psychologique commune aux introvertis et aux intimistes, qui consiste à ne pouvoir vivre que dans le passé ou dans l’avenir, par les espoirs ou par les regrets, par les souvenirs ou par les illusions. Incapable de s’adapter au présent, blessé par le contact des choses, par ce qu’il appelle dans une des Petites Œuvres morales (Operette morali , 1827) « l’état violent », il a besoin de se mettre à distance, d’interposer entre le monde et lui une médiation qu’il trouve dans l’éloignement, la remémoration et le ressassement des impressions d’enfance. Convaincu de l’inutilité de tout effort, il rumine des pensées de suicide et ne se sauve d’un sentiment intolérable d’échec qu’en proclamant la supériorité du nihilisme sur toutes les philosophies. Ces divers raisonnements aboutissent à un texte très étrange, Mœurs des Italiens (Discorso sopra lo stato presente dei costumi degli Italiani ), où Leopardi, élargissant à toute la nation son expérience particulière, fait un mérite à ses compatriotes de leur inaction. « Comme ils possédent le don », dit-il « de sentir plus vivement que les autres peuples la vanité des choses, ils ont bien raison de se moquer de ce qu’ils font et de vivre sans se soucier de leur honneur. Le plus sage parti n’est-il pas de rire indistinctement et habituellement de tout et de chacun, en commençant par soi-même? Les Italiens rient de la vie: ils en rient bien plus, et avec plus de vérité et de conviction intime, de mépris et de froideur que n’importe quelle autre nation. » On mesure le chemin parcouru depuis Machiavel: le cynisme de Machiavel était une recherche d’efficacité, celui de Leopardi n’est plus qu’une démission. Machiavel voulait exploiter les défauts des hommes pour agir sur le cours de l’histoire, Leopardi trouve plus commode de subir les avanies du destin dont il se console en les raillant.

Cent vingt ans plus tard, Pavese invoque aussi l’autodérision pour justifier le triomphe du fascisme. « Nous obéissons seulement à la force. Puis, avec l’excuse que c’était la force, nous nous en rions. » Pavese représente la troisième et dernière étape du masochisme italien. Ce n’est plus seulement, comme Leopardi, une diffuse et romantique difficulté d’être qui l’obsède: c’est la peur de l’impuissance sexuelle. Et la vie lui pèse de manière si insupportable que tous les expédients: le refuge dans l’enfance, la création littéraire, le journal intime, se révèlent inutiles. À quarante-deux ans, il se donne volontairement la mort. Son œuvre apparaît comme le commentaire fiévreux et crispé d’une névrose d’échec. Heureux parce que leur jeunesse les préserve des femmes, malheureux parce que leur inexpérience les en prive, et ne sachant s’ils doivent retarder ou précipiter l’épreuve, les jeunes garçons de Pavese, fascinés par la société des « femmes entre elles » à qui ils prêtent une vie collective mystérieuse, ne quittent leur solitude que pour rencontrer, dans le choc contre le réel, un émerveillement contaminé par l’horreur.

Le masochisme de l’adolescent qui renonce à la possession de la femme aimée, la délectation dans la contemplation distante, la joie de souffrir et d’être exclu mettent Pavese dans la tradition la plus raffinée et la plus aristocratique de la culture italienne: avant même la Vita nuova , cette tradition a son point de départ dans l’œuvre du premier grand poète italien, ami de jeunesse de Dante et champion du dolce stil novo , Guido Cavalcanti (env. 1255-1300), qui dépeint l’amour comme un tyran cruel soumettant à son despotisme l’âme impatiente de s’immoler. Après Dante, on retrouve ce courant de mysticisme laïque dans le Canzoniere de Pétrarque, dans les compositions funèbres du peintre Piero di Cosimo, dans les sonnets de Michel-Ange, dans les madrigaux des musiciens baroques Gesualdo da Venosa et Monteverdi (Lasciatemi morire ), dans les élégies de Leopardi. On a trop tendance, à l’étranger, à insister sur l’Italie sanguine et optimiste, expansive et oratoire, l’Italie de Véronèse et de Bernin, de Manzoni et de Verdi, de Carducci et de D’Annunzio. C’est oublier l’autre Italie, secrète et crispée, contemplative et orgueilleuse, dont la plainte sourde retentit d’âge en âge, l’Italie hautaine, renfermée, dédaigneuse de sentiments aussi vulgaires que la soif du bonheur ou le désir du succès.

Est-ce un hasard si la moitié au moins des écrivains importants de ce dernier siècle proviennent des provinces les plus méridionales et en particulier de la Sicile? Giovanni Verga (1840-1922), Federico De Roberto (1866-1927), Luigi Pirandello (1867-1936), Elio Vittorini (1908-1966), Vitaliano Brancati (1907-1954), plus récemment Tomasi di Lampedusa (1896-1957), Leonardo Sciascia (1921-1989) et Vincenzo Consolo (1934) expriment dans leur œuvre le drame de l’Unité manquée, de la coexistence désastreuse entre un Nord évolué et riche et un Sud sous-développé. Ils traduisent l’amertume et le découragement de populations abandonnées du pouvoir central et tentées de compenser par un orgueil stérile la conscience de leur infériorité. Le masochisme, gloire et misère du génie italien, trouve son terrain d’élection en Sicile. À quoi bon vivre? Pourquoi lutter? Le sentiment d’impuissance, la résignation à une fatalité dont on ne raille les inconséquences que pour s’y soumettre aboutissent, soit à la passivité pure et simple, comme chez Verga, auteur d’un cycle romanesque intitulé Les Vaincus (I Vinti , 1881-1889), soit au désenchantement ironique, comme chez De Roberto, dont les Vice-Rois (I Vicere , 1894) constatent, soixante ans avant Le Guépard (Il Gattopardo , 1958), que rien n’a changé en Sicile avec l’annexion au Piémont, soit à la contemplation de la mort, comme chez Tomasi di Lampedusa, soit à une sorte d’ivresse destructrice, comme chez Vittorini, dont l’admirable Conversation en Sicile (Conversazione in Sicilia , 1938) est un hymne aux fureurs abstraites qui doivent mythiquement régénérer le monde. Dominant tous ces écrivains, Pirandello, natif d’une ville qui fut Akragas sous les Grecs, Agrigentum sous les Romains, Kerkent sous les musulmans, et dont le nom moderne hésite entre Agrigento, dérivé de la domination latine, et Girgenti de l’occupation arabe, Agrigente, témoin par sa vallée des Temples de l’antique splendeur hellénique et par sa chronique sanglante des exactions de la mafia. Le pirandellisme, cette course humoristique après une impossible identité, doit bien plus à la tradition sicilienne qu’au vertige philosophique qui a saisi la pensée occidentale. Dans quelle strate implanter ses racines? À quelle vérité se raccrocher? Comment échapper à ses contradictions? Comment ne pas s’habituer à observer celles des autres? Et enfin, quoi de plus naturel que de concevoir le drame de la vie comme le drame de ces contradictions?

Le bonheur domestique

À côté des trois tendances essentielles de la littérature italienne, l’utopisme héroïque, le réalisme de compromis et le masochisme, on distingue une quatrième, plus modeste mais non moins continue. Les circonstances ayant voulu que l’État en Italie fût toujours impotent, fragile et dépourvu d’autorité, il en est résulté que les valeurs paternelles n’ont jamais eu d’influence dans ce pays. Si Machiavel, par exemple, considère les hommes comme prisonniers de leur nature et incapables de s’améliorer, c’est qu’il n’accorde aucun crédit au pouvoir éducatif de l’école. Aujourd’hui encore, dans la péninsule – surtout dans le Sud – le percepteur et le gendarme, ces images caricaturales du père, remplacent le professeur et le juge, les symboles absents du « bon » père. Or, en l’absence d’une autorité ferme et équitable qui institue le droit et la liberté, en l’absence des pères et de leurs représentants, le soin de protéger des embûches et d’organiser la vie revient aux mères. Cependant, les mères, en assumant le pouvoir, imposent leurs valeurs: non point la liberté, mais la sécurité; non point la justice abstraite, mais la chaleur inconditionnelle du foyer.

C’est ainsi que l’idéal d’un bonheur domestique, petit-bourgeois, sentimental, protégé des grandes tempêtes, alimente une veine importante du roman italien. Les héros, d’origine provinciale, dépourvus d’ambitions mais forts d’une irréprochable honnêteté, arrachés de leur maison et de leur bonheur par les vicissitudes d’une histoire hostile, mais confiants dans les desseins mystérieux de la Providence, guettent, les yeux fixés sur leur clocher, le moment de retrouver la tranquille médiocrité des pénates. Incapables de vraies révoltes comme de profonds désespoirs, ils donnent l’exemple édifiant de la résignation chrétienne. Les Fiancés (I Promessi sposi , 1827) de Manzoni offrent le modèle le plus connu de cette sagesse d’intérieur. La chambre à coucher, loin d’être le théâtre de joutes érotiques, n’est plus que le thalamos nuptial, préparé par les mères, béni par les prêtres et sanctifié par la progéniture. On peut s’étonner que l’Italie, pays prétendu religieux, n’ait pas, après Manzoni, produit de romanciers catholiques dignes du nom d’écrivains. Il n’y a pas, c’est vrai, d’auteurs catholiques dans l’Italie moderne, comparables à un Claudel, à un Bernanos ou à un T. S. Eliot. Mais un catholicisme diffus, réduit à la notion de paix domestique et de sécurité familiale, un sentiment religieux qui s’inspire bien plus de la Madone et des tableaux de la Sainte Famille (père lointain et comme inexistant, mère berçante et généreuse, enfant roi) que de la figure trop abstraite du Dieu omnipotent circule dans le roman italien, à l’insu, le plus souvent, de l’auteur lui-même. On en retrouve des traces jusque chez l’agnostique Alberto Moravia (1907-1990) ou le communiste Vasco Pratolini (1913-1991).

Poètes, conteurs et romanciers

Un lyrisme exigeant

Peut-être parce qu’il est dans la nature de tout poème de se présenter au lecteur comme un objet dur, hermétique, difficile à forcer, ou bien parce que le don d’isoler tout à coup des fragments de beauté, de suspendre le temps, de racheter les malheurs d’une vie par des extases contemplatives est inscrit dans le génie italien, on peut admirer la poésie italienne, sa ligne de crête et de feu qui va de Dante à Ungaretti, sans aucune des réticences qui retiennent devant les monuments de la prose.

N’est-il pas étrange que les deux romans les plus vivants, les moins académiques, les plus romanesques soient deux romans en vers, le Roland furieux (Orlando furioso ) de l’Arioste (1474-1533) et la Jérusalem délivrée (Gerusalemme liberata ) du Tasse (15441595), le premier surtout, à cause des illuminations qui en constellent la trame? Dante et ses amis de jeunesse, en premier lieu Guido Cavalcanti, donnent d’emblée à la poésie italienne son éclat, qui atteindra sa plus haute intensité dans le dernier chant du Paradis ; et si l’on essaye de définir ce qui caractérise la poésie italienne à travers les âges, on a la surprise de pouvoir lui appliquer la phrase de Mallarmé sur l’art de rendre aux mots de la tribu leur sens plus pur, leur force toute fraîche et inouïe. Autrement dit, la poésie italienne est aussi peu encombrée de rhétorique que la prose en est étouffée. À part Pétrarque peut-être, un peu plus mélodieux, les poètes italiens tendent vers le sec, vers le nu, vers l’âpre, qu’ils obtiennent soit par une vigueur intellectuelle inaccessible à toute mollesse, comme Dante, soit par une brutalité hautaine, comme Michel-Ange (1475-1564), soit par un dépouillement hivernal, comme Giacomo Leopardi (1798-1837), soit en heurtant les mots dans une bousculade rocailleuse, comme Eugenio Montale (1896-1981), soit en les frottant pour en faire jaillir une flamme blanche, comme Giuseppe Ungaretti (1888-1970). Contrairement à l’opinion répandue, il n’y a pas de poésie moins musicale, au sens banal et édulcoré du terme, que celle des grands poètes italiens, dont le dernier en date fut Sandro Penna (1906-1977), et une étude thématique ferait ressortir la fréquence et l’insistance, ininterrompues au cours des siècles, des images du désert, du roc, de la blancheur solitaire et absolue.

Le problème du roman

On notera avec un certain étonnement que la littérature italienne, riche dans tous les autres genres, est particulièrement pauvre en romans. Excepté les laborieux Fiancés et l’extraordinaire Conscience de Zeno (La Coscienza di Zeno , 1923) d’Italo Svevo – mais y a-t-il Italien plus isolé dans son pays que ce Triestin, si proche de la tradition intimiste d’Europe centrale? – ou encore cette fiction paradoxale qu’est La Connaissance de la douleur (1962, 1970) de C. E. Gadda, on citerait difficilement un grand roman transalpin. Le génie italien s’exprime en œuvres courtes: l’opuscule de cent ou cent vingt pages paraît la mesure qui lui convient le mieux. Les Fioretti , la Vita Nuova , le Secretum , le Prince et, plus tard, les Dernières Lettres de Jacopo Ortis (Le Ultime Lettere di Jacopo Ortis ) de Foscolo, Agostino de Moravia, Ernesto du poète Umberto Saba, ou encore Si c’est un homme de Primo Levi (1919-1983), un des plus troublants et rigoureux témoignages sur l’univers concentrationnaire. Pavese intitule « romans » des textes qui ne dépassent pas quelques dizaines de feuillets. Depuis Boccace, la nouvelle est restée en honneur. Que valent les romans d’un Verga, d’un Pirandello, à côté de leurs nouvelles? Moravia, romancier discutable – à part son coup d’essai, Les Indifférents (Gli Indifferenti , 1929) –, excelle dans le récit bref. Dino Buzzati (1906-1972) écrit des contes fantastiques dans la foulée de Poe, Gogol et Kafka. Pensons également aux belles nouvelles du siennois Federigo Torzi (1883-1920) où se rencontrent l’univers de Verga et celui de Dostoïevski. Les mêmes raisons sociologiques, sans doute, qui expliquent le caractère non populaire de la littérature italienne, rendent compte de la rareté des romans: le morcellement du pays, la persistance et la force des traditions locales, l’absence de capitale et, conséquemment, d’un public assez homogène pour exiger une forme nationale d’expression, la pluralité des histoires provinciales qui freine la constitution d’une histoire collective, voilà des motifs suffisants pour entraver un genre littéraire qui n’a pu s’épanouir en Angleterre, en France, ou en Russie que parce que les conditions s’y prêtaient.

Mais, au-delà des raisons sociologiques, ne peut-on en trouver de moins évidentes, de plus liées à l’histoire intérieure du tempérament italien? L’art du roman suppose le sens du développement, la capacité de mûrir: la différence entre une nouvelle et un roman réside dans l’introduction de la durée. Un roman d’amour, c’est l’art de faire vivre dans le temps l’illumination de la première découverte. L’histoire d’un couple constitue le modèle parfait du roman d’amour, du roman: il s’agit de concilier le temps-extase et le temps-durée, d’observer, de décrire comment l’expérience transforme la stupeur initiale. Or, on remarque qu’il n’y a pas de couples dans la littérature italienne, pas d’histoires de couples: l’amour en Italie est toujours isolé dans l’extase. Brûlant avec l’intensité d’un début absolu, il se révèle incapable de se modifier dans une durée, de s’enrichir par l’expérience, de mûrir sous l’effet du temps. Il se consume sur lui-même, avec une ardeur souvent admirable. Mais peut-on l’appeler amour? Dissocié de la sexualité, du temps, de l’élément périssable qui fait la grandeur et le pathétique d’une aventure humaine, l’amour italien semble un feu destructeur qui n’a pas d’autre prix que la clarté de sa flamme. S’il faut indiquer l’origine de cette conception mutilée de l’amour, c’est encore à Dante qu’on doit remonter, à cette curieuse Vita nuova , histoire d’une passion qui tire son éclat de la mise à distance, de l’exclusion de la femme.

Entre Dante et Béatrice, rencontrée une première fois à neuf ans, une seconde et ultime fois neuf ans plus tard, de quel amour s’agit-il? On y discerne trois éléments: le mutisme obstiné de la jeune fille, les obstacles infranchissables qui séparent les deux partenaires, la purification morale imposée à l’homme. Où est le rapport, où est le dialogue, entre Dante et Béatrice? Le salut qu’elle envoie au poète, quand ils ont dix-huit ans, constitue leur seul échange. Sept ans plus tard, elle meurt, sans lui avoir jamais adressé la parole ni reçu de lui la moindre confidence. Mais si elle avait vécu, aurait-elle inspiré la Vita nuova , rédigée dans sa plus grande partie après la mort de la gentilissima ? Aurait-elle plus tard servi de guide et de lumière à Dante pour écrire la Divine Comédie ? Aurait-elle seulement intéressé le poète? C’est par sa qualité d’absente qu’elle l’a fasciné. Il avoue n’avoir vu Béatrice qu’en de très rares occasions et de loin, entourée d’autres femmes; et même, un jour où il ne s’attendait pas à la rencontrer, sa seule issue fut de s’évanouir.

La mort de Béatrice donna son libre essor à une ferveur qui, refusant de prendre en considération la nature, les goûts, les sentiments de l’autre , se nourrissait de sa seule combustion intérieure. L’amour-échange, l’aventure, imparfaite et menacée, de deux êtres humains qui cherchent à se comprendre, il semble que le génie de Dante l’a discrédité, en Italie, une fois pour toutes. Archétype de l’éros dissocié, la Vita nuova s’impose comme modèle psychologique à la culture italienne. La séparation de l’homme et de la femme devient la condition de leur amour. Les Promessi sposi manzoniens sont un couple de chastes fiancés. La passion de Jacopo Ortis pour Thérèse se réduit à un seul furtif baiser. Zeno aime une des sœurs Malfenti et en épouse une autre. Les amants de Pavese ne savent s’arracher à la contemplation passive de leurs maîtresses que pour les assassiner sauvagement. Les Siciliens de Brancati, éperdument amoureux de jeunes filles auxquelles ils n’osent pas adresser la parole, exhalent leur fougue érotique avec des prostituées de bas étage. Mara et Bube, les promessi sposi de Carlo Cassola (La Ragazza di Bube , 1960), doivent attendre quatorze ans avant d’avoir le droit de vivre ensemble. Micol, la jeune fille mystérieuse du Jardin des Finzi-Contini (Il Giardino dei Finzi-Contini , 1962) de Giorgio Bassani, échappe à son adorateur. Enfin chez Elsa Morante, qui a peut-être écrit les plus beaux romans italiens à ce jour, et les plus beaux romans d’amour, Mensonges et sortilège (Menzogna e sortilegio , 1948), L’Île d’Arthur (L’Isola di Arturo , 1957), l’amour n’est jamais un rapport de réciprocité, mais la prosternation éperdue d’esclaves aux pieds de maîtres plus semblables à des dieux dont la générosité se mesure à la férocité des sévices qu’ils infligent. Jamais de couples nulle part, jamais d’inspiration que le temps, l’expérience et la maturité transforment en véritable sentiment d’amour.

Parmi les écrivains contemporains, on n’a pas cité forcément les meilleurs, mais peut-être les plus représentatifs; il faudrait sinon mentionner bien d’autres noms, d’Italo Calvino (1923-1985) à Beppe Fenoglio (1922-1963), de Tommaso Landolfi (1908-1979) au baroquissime Alberto Savinio (1891-1952).

Sans oublier quelques noms qui, ces dernières années, sont parvenus à transformer quelque peu l’image traditionnelle de la littérature italienne: Giorgio Manganelli (1924-1990), Claudio Magris (1939), Antonio Tabucchi (1943). Et, bien sûr, Umberto Eco (1932) dont l’œuvre se situe désormais au point de rencontre de la sémiotique, des médias et du monde médiéval.

S’il est possible de dégager un sujet de réflexion particulièrement stimulant parmi tous les problèmes que soulève cette culture, on ne manquera pas de s’interroger sur l’extraordinaire répugnance que manifestent presque également tous les écrivains et tous les hommes de culture italiens pour la psychologie et sa version plus récente, la psychanalyse. À part Mélanges (Zibaldone ), de Leopardi (qui est plus un cahier de notes qu’un vrai journal intime) et le Métier de vivre (Il Mestiere di vivere ) de Pavese (seul journal d’introspection), on ne trouve en Italie aucune œuvre consacrée à l’auto-analyse; le roman psychologique y est pour ainsi dire inexistant; quant à la psychanalyse, elle n’a pénétré que très lentement, et par les marches les plus excentriques, Trieste et Venise. L’animosité de l’Église, combinée à celle de Benedetto Croce et à celle du fascisme, n’explique pas tout entière cette hostilité envers Freud, qui continue aujourd’hui. Il y a quelque chose dans le tempérament italien qui se refuse à l’analyse et au regard sur soi. L’Italien est mythologue, non psychologue, et ce trait imprègne toute la littérature, qui n’est pas tournée vers la vie et la connaissance de la vie, mais vers un âge d’or impossible à atteindre, sinon par l’illumination, le fragment, la stupeur extatique.

3. La littérature de la Résistance

Il n’existe pas de littérature italienne de la Résistance à proprement parler. Pour des raisons complexes, cette phase de l’histoire d’Italie ne devient un des thèmes de la littérature italienne qu’après coup. Aussi la critique préfère-t-elle parler de littérature sur la Résistance ou de la Résistance dans la littérature italienne. Mieux même: cette critique italienne a fort peu fait porter son attention sur ce type d’écrits pris comme un ensemble ayant sa spécificité; elle s’en est généralement tenue à l’inclure dans l’histoire générale de la littérature depuis la Seconde Guerre mondiale.

Ce n’est qu’avec les travaux de Giovanni Falaschi que la question de la Résistance n’est plus seulement ressentie comme un thème parmi d’autres, mais comme un élément qui définit pour partie un certain nombre de textes littéraires, narratifs pour la plupart, et leur donne une cohérence. Au sein du corpus ainsi constitué, deux grandes lignes se dégagent: encore que les choses ne puissent être si absolument tranchées, on peut estimer en première approximation que coexistent dès le début la tendance au témoignage et celle à la fable .

Littérature et Résistance

Quand, en 1943, Giaime Pintor, diplomate, traducteur, critique littéraire, s’apprête à franchir le front pour joindre les résistants du Latium, il écrit à son frère, dans ce qui est sa dernière lettre, puisqu’il va mourir lors de son entreprise: « Il est un moment où les intellectuels doivent être capables de transférer leur expérience sur le terrain de l’utilité commune, chacun doit savoir prendre sa place dans une organisation de combat. » Cette résolution de participer à la lutte armée n’est pas facile à prendre, non seulement pour le courage physique qu’elle implique, mais aussi parce qu’elle comporte le choix de la violence. Carlo Cassola fait dire à Fausto, dans Fausto e Anna (1952), le refus spontané de tuer; Cesare Pavese, dans La Casa in collina (1948; publié dans Prima che il gallo canti , 1949), exprime par le personnage de Corrado l’horreur de la mort qui est une composante de son incapacité à l’engagement.

Mais il y a dans cette difficulté autre chose contre quoi précisément Giaime Pintor tentait de se battre: la coupure historique, qu’avait dénoncée et analysée Antonio Gramsci, entre les intellectuels italiens et l’ensemble de la réalité sociale de leur pays. Cette coupure entraîne, chez les intellectuels, une réticence à entrer dans le combat politique, mais elle a une conséquence symétrique chez ceux qui, ayant franchi le pas, participent à la Résistance: ils y interviennent sur les plans politique et militaire, mais ne voient pas de lien entre cet engagement et leur activité intellectuelle, littéraire en particulier. C’est ainsi que, d’un côté, Umberto Saba, dans Avevo (Canzoniere , 1948), se déclare inapte à l’épreuve, et qu’un autre poète, Corrado Govoni, regrette dans Aladino, lamento su mio figlio morto (1946) de n’avoir pas su participer à la lutte et partager la mort de son fils, fusillé aux fosses Ardéatines, tandis que Beppe Fenoglio théorise l’autre attitude en faisant dire au protagoniste de Il Partigiano Johnny (1968): « La plume, je l’ai laissée à la maison, avec la syntaxe et la grammaire. Pendant tout le temps que je serai ici [au maquis], je n’ai l’intention de tenir en main qu’un fusil. »

Aussi la littérature ne tient-elle pas dans la Résistance italienne le même rôle qu’en France. Et cette remarque vaut jusque dans le détail. Ainsi, les chants des maquisards italiens, à la différence du Chant des partisans français, n’ont pas pour auteurs de futurs académiciens. Ce sont des reprises anonymes d’airs populaires, italiens ou étrangers, chansons du travail (Bella ciao ), chansons de la guerre de 1915-1918, hymnes anarchistes du XIXe siècle ou même succès à la mode.

Quant aux journaux des formations de partisans, si, à côté des commentaires sur les faits politiques et militaires, tant sur le plan international que sur celui de l’activité propre du groupe dont ils émanent, ils comportent aussi poésies et récits, ce sont pour la plupart des œuvres à fonction essentiellement didactique, de diffusion très restreinte dans l’espace et dans le temps. Il ne semble pas qu’il y ait là – compte tenu aussi de l’absence, dans l’immédiat après-guerre, « d’initiative officielle pour le regroupement systématique et l’édition de ces documents » (Giovanni Falaschi) – les éléments d’un corpus qui serait proprement une littérature de la Résistance. Toutefois, ce courant ne peut être tenu pour nul et non avenu car il enrichit la tradition du récit de guerre, telle qu’elle s’est constituée après la Première Guerre mondiale. Falaschi montre en quoi la Résistance a enrichi le genre: les partisans parlent d’une guerre qu’ils ont choisie; c’est leur guerre, tandis que, précédemment, seuls les officiers racontaient une guerre que ni leurs hommes ni parfois eux-mêmes n’avaient voulue.

Témoignage et engagement

On comprend alors que l’une des premières expressions littéraires de la Résistance ait été le récit à la première personne, d’allure fortement autobiographique, correspondant au besoin de raconter une expérience aux dimensions extraordinaires, une aventure. Il peut alors arriver que certains romans ou nouvelles soient de la même veine que d’autres textes, contemporains, fondés sur une expérience différente de la guerre: la prison (Sergio Antonielli, Il Campo 29 , 1949; Giuseppe Petroni, Il mondo è una prigione , 1949), le camp de concentration (Oreste Del Buono, Racconto d’inverno , 1945; Primo Levi, Se questo è un uomo , 1947), la retraite de Russie (Nuto Revelli, Mai tardi , 1946; Mario Rigoni-Stern, Il Sergente nella neve , 1953). On peut prendre à ce propos l’exemple de Persio Nesti qui, avec I villaggi bruciano (non daté, 1947[?]), trace l’itinéraire complexe d’un officier italien surpris en Dalmatie par l’armistice du 8 septembre 1943, capturé par les nationalistes croates, combattant bon gré mal gré aux côtés des partisans yougoslaves, incarcéré par les Allemands. Évadé et déserteur de tous les camps, il subit son destin comme une aventure incohérente qui le dépasse mais ne concerne que lui, une aventure cependant semblable à celle que vivent dans cette guerre tous les combattants de tous bords. La Résistance – yougoslave en l’occurrence – n’est qu’un épisode dans ses pérégrinations.

Il n’en va pas toujours de même, cependant, et ce qui caractérise généralement les récits sur la Résistance, c’est la conviction politique, la haine de l’envahisseur et de ses succubes italiens, la certitude que la lutte menée est juste, soit qu’elle ouvre la perspective d’un changement révolutionnaire de la société italienne, soit qu’elle permette le retour à l’Italie préfasciste. Cela ne suffit certes pas à faire œuvre littéraire et, en 1946, Pavese voit d’un œil critique, dans les premières œuvres sur la Résistance, la « référence à la sainte cause ». Mais c’est un élément unifiant de ces textes très divers. Le récit autobiographique s’insère alors dans une aventure collective. C’est le cas de Guerriglia nei Castelli romani (1945) que Pino Levi Cavaglione marque fortement d’une empreinte autobiographique en lui donnant la forme d’un journal, mais qui est en même temps une évocation de la vie du groupe et de chacun de ses membres. Dans les mêmes temps, le cinéma s’empare aussi de la Résistance. En 1945, le monteur Mario Serandrei réalise un montage de documents sur ce sujet, Giorni di gloria ; Roberto Rossellini, avec Roma città aperta (1945) et Paisà (1946), Giuseppe De Santis, avec Caccia tragica (1947), donnent de la Résistance une image héroïque, peut-être un peu simplifiée (les rapports entre les différentes forces qui composaient le mouvement, les rapports avec les Alliés, ne pouvaient être, et n’ont pas été, exempts de conflits profonds).

Ces romans prennent volontiers un tour épique. Cela peut paraître paradoxal, et en contradiction avec l’aspect de témoignage que nous avons relevé. Cependant, le caractère linéaire de ces œuvres, la simplification politique vont de pair avec une schématisation des personnages et de leurs rapports, un grossissement du trait dans la narration, dans la description des lieux et des actions. Rien d’étonnant dans ces conditions à ce qu’une des composantes de ce courant soit l’émergence de héros populaires, souvent à partir de personnages réels devenus figures de légende par le caractère exemplaire de leur lutte et, en général, de leur mort. C’est le cas dans La Partigiana nuda (1946), où Egidio Meneghetti exalte le sacrifice de « la Rita », dans I Miei Sette Figli (1955), où Alcide Cervi raconte la mort de ses sept fils, dans Ponti sull’Arno (1958), où Orazio Barbieri reprend l’épopée du Potente qui, à la tête de sa brigade, emplit de ses hauts faits la Toscane avant de mourir en libérant Florence.

On pourrait dire que L’Agnese va a morire (Renata Viganò, 1949) représente la consécration de ce courant. Il y aura ensuite d’autres romans de la même lignée, mais ils n’auront pas cette homogénéité, cette tranquillité aussi quant aux développements de l’histoire et au rôle qu’y jouent les uns et les autres. Ici, il s’agit bien encore d’une aventure individuelle, celle de cette paysanne pauvre, inculte, apolitique, qui se jette dans la bataille parce que son mari y a été tué. Les partisans auxquels elle s’est jointe combattent avec héroïsme et intelligence, tandis qu’elle passe presque inaperçue, acceptant les missions les plus hardies en disant, comme seule réserve: « Je ne sais pas si j’en serai capable. » Et, pourtant, c’est probablement elle, ses liens avec sa terre, sa simplicité, son effacement, mais aussi sa volonté et son efficacité, qui expriment le mieux le caractère populaire de la Résistance. Les autres sont presque des professionnels de la guérilla, et on en vient à les dissocier de l’objectif de leur combat. L’Agnese, non: elle ne peut être comprise que par sa haine de l’envahisseur qui a tué Palita et brûlé sa maison. Aventure individuelle, donc, mais qui concentre tout ce qui a été le plus immédiatement perçu de la Résistance: l’Agnese n’est pas un héros hors du commun comme le Potente, elle est une héroïne emblématique, comme les frères Cervi, de la volonté populaire. En ce sens, ce roman constitue bien une espèce de somme de ce qui a essentiellement animé la littérature de la Résistance jusqu’au milieu des années cinquante.

La poésie n’exprime pas exactement les mêmes contenus explicites: elle ne témoigne que rarement de la vie des partisans et de leurs combats. Elle se fonde plus sur la dénonciation des crimes fascistes et de l’oppression (Salvatore Quasimodo, Con il piede straniero sopra il cuore , 1946), sur l’espoir de paix et de liberté retrouvées, de retour à un passé idyllique, parfois, de façon très immédiate, sur le désir de vengeance. L’aspiration à une reconstruction de l’Italie, à la redéfinition de l’homme, s’y exprime comme dans les romans, mais de façon généralement plus abstraite. Souvent encore, plus que les textes narratifs, les poèmes sont des lamentations funèbres, soit de portée générale, soit dédiées à une personne bien précise (Natalia Ginzburg à la mémoire de son mari, Giacinto Spagnoletti en l’honneur de Pintor, Alfonso Gatto en souvenir d’Eugenio Curiel).

Le filon narratif, apparemment fondé sur un témoignage immédiat mais en fait sous-tendu par un certain nombre de présupposés idéologiques qu’on peut qualifier grossièrement de progressistes, n’est pas dépourvu d’ambiguïtés, même de ce point de vue. On peut, par exemple, faire des réserves sur le rôle subalterne où sont confinées les femmes, sur l’amalgame résistants/communistes, sur le glissement de la lutte antinazie à la haine du peuple allemand, sur le peu de liens entre les groupes armés et la population, sur l’idée même que la Résistance était un mouvement allant de soi, sur l’illusion des lendemains qui chantent. Quelques romans sont d’ailleurs plus problématiques: Il Clandestino (Mario Tobino, 1962) met en scène les contradictions internes au mouvement de résistance, La Luna e i falò (Cesare Pavese, 1950), La Ragazza di Bube (Carlo Cassola, 1960), La Paga del sabato (Beppe Fenoglio, 1969) évoquent les séquelles de la Résistance: rancunes, difficultés de réinsertion dans la vie civile. De même, au cinéma, avec Il Gobbo (Carlo Lizzani, 1960) qui montre une tentative de transformer la lutte de libération nationale en révolution prolétarienne, ou surtout avec Il Terrorista (Gianfranco De Bosio, 1963) qui retrace les conflits internes au Comité de libération de Venise, un regard plus critique est porté sur cette période.

Ce courant est entraîné dans la crise générale du néo-réalisme des années cinquante, crise liée à la rupture de l’unité antifasciste, à la guerre froide, puis au traumatisme de l’année 1956 (rapport Khrouchtchev au XXe congrès du P.C.U.S., soulèvement hongrois), événements qui ont porté un coup sévère aux espoirs que la Résistance avait fait naître chez nombre d’intellectuels.

Formes nouvelles et nouveaux contenus

Toutefois, immédiatement après la guerre, s’était dessiné un autre courant, minoritaire sans doute mais qui semble avoir compté davantage dans l’histoire de la littérature. Il correspond à la recherche de formes nouvelles exprimant des contenus nouveaux. C’est à Elio Vittorini qu’on doit le premier roman allant dans ce sens: Vittorini poursuivait depuis toujours une réflexion sur les rapports de l’homme et de l’histoire, des intellectuels et des ouvriers, de la littérature et de la société. De plus en plus convaincu que l’expression est elle-même contenu, il estimait impossible de formuler ces questions si la littérature prétendait présenter de nouveaux contenus en s’en tenant aux formes héritées de la tradition vériste, qui rendait compte d’une Italie où les couches subalternes, surtout rurales, étaient tenues dans une étroite dépendance idéologique et politique par la bourgeoisie et les propriétaires terriens. La Résistance avait montré une Italie différente, où la classe ouvrière avait été au premier rang de la lutte pour la liberté et l’indépendance. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’il situe Uomini e no (1945) dans une grande ville industrielle, à la différence de Carlo Cassola, Mario Tobino ou Renata Viganò qui, tous, font se dérouler leurs romans dans les bois, les marais, les collines, les montagnes, tenant bourgs et villages pour des objectifs à conquérir de l’extérieur. Les résistants de Vittorini se battent dans la ville. Leur combat en est tout différent quant aux formes, mais leurs rapports entre eux sont aussi d’un autre type: ils ne forment pas un groupe constant, la clandestinité équivaut au contraire pour eux à la solitude. Uomini e no est à la fois un récit très précis des actions des Groupes d’action patriotique et une réflexion sur cette solitude de l’homme face à l’Histoire. Cela se traduit par une alternance de chapitres narratifs et de chapitres de réflexion, d’où il ressort que, pour nécessaire qu’il soit, le combat de la Résistance ne changera pas les hommes et que l’écrivain ne peut changer l’Histoire.

Italo Calvino, avec son premier roman, Il Sentiero dei nidi di ragno (1947), poursuit une recherche comparable, se refusant à couler la Résistance dans le moule de la littérature précédente. Il le dira lui-même dans sa préface à l’édition de 1964: ce livre veut exprimer le sentiment de la vie comme devant être recommencée de zéro. C’est un enfant misérable, sans famille, une « image de régression », Pin, qui en est le héros et intervient dans la réalité délabrée de l’Italie telle qu’elle est devenue après le fascisme et la guerre. La Résistance, libération nationale, est aussi pour lui le théâtre de sa libération individuelle, de sa possibilité d’initiative, de joie et d’intelligence du monde. Par son choix antihéroïque, Calvino fait de la Résistance l’affaire de tout un peuple, atteignant par là une forme de réalisme peut-être inattendue.

Beppe Fenoglio marque sans doute le point d’achèvement de la littérature de la Résistance, de I Ventitre Giorni della città di Alba (1952) à Il Partigiano Johnny (1968); Calvino déclare qu’il « a réussi à faire le roman que tous avaient rêvé » (il s’agit de Una questione privata , publié en 1963). Fenoglio présente une Résistance très riche et contradictoire, des héros qui sont en même temps des hommes quotidiens, une Résistance qui est l’expression de la diversité nationale. Il la présente sans doute comme il l’a vécue, mais, en même temps, il opère une distanciation constante par l’humour, par un travail en profondeur sur la langue: cela interdit de n’y voir qu’une autobiographie, la narration d’une aventure individuelle.

La Résistance est restée comme souvenir personnel et inspire à Giovanni Arpino (L’Ombra delle colline , 1964) et à Giuseppe Petroni (La Morte del fiume , 1974) un « retour aux collines » qui se confond dans la confrontation du présent avec le temps de la jeunesse: elle s’insère ainsi dans l’histoire personnelle comme elle prend place dans l’Histoire – et non plus comme un moment privilégié – avec La Storia (1974) d’Elsa Morante.

4. La littérature méridionale

Un tableau, non daté, d’Alberto Savinio: Allégorie de l’Italie , montre, comme d’un hublot d’avion, les contours géographiques du sud de la péninsule. Des fruits noirs et dorés, sur une nappe mouvante de nuages, se superposent à la Calabre et à la Sicile; un lourd rideau chamarré trace une ligne oblique des Abruzzes à la Campanie et tombe en trois rouleaux sur un Nord invisible. La pointe de cette composition en fer de lance est l’extrême cap sud-oriental de la Sicile où Savinio, né en Grèce et de sang sicilien, appose sa signature. Cette nature morte posée sur une expression géographique rappelle l’ironie qui est celle d’Alberto Savinio aussi bien dans ses livres que dans ses tableaux: les fruits d’une civilisation en friche, âpre mais généreuse, s’envolent sur un nuage comme sur un tapis d’Orient vers les rideaux veloutés du Nord. Le Sud hors de l’histoire gratifie le Nord, ses usines et ses villes, de ses fruits naturels. Morte à l’histoire, l’Italie méridionale reste une pièce détachée de l’Unité, l’épine dorsale d’un monstre archaïque et mythique en plein XXe siècle. Mais dans les fruits dorés et noirs, baroque figuration, défiant l’ironie de Savinio, on pourrait voir également le symbole d’une séculaire richesse littéraire, rutilante et sèche, gonflée de sève et nerveuse, unique dans la péninsule, et comparable à celle, récente, de l’Amérique latine.

Jonas et Achab

Qu’ils y soient nés comme Elio Vittorini, ou bien qu’ils y aient simplement vécu comme Carlo Levi, les écrivains du Sud sont ceux dont l’œuvre se nourrit de la réalité, des rêves et des mythes de l’Italie méridionale qui les a marqués au double sceau de la fascination et de la révolte.

Les écrivains méridionaux se répartissent en deux groupes. D’une part, les écrivains-Jonas, qui, pris à l’intérieur de la réalité méridionale, en décrivent d’une façon réaliste, ou néo-réaliste, les aspects économiques et sociaux. Ils dénoncent, accusent, s’engagent: « Écrire, explique Ignazio Silone, n’a pas été, et ne pouvait pas être, si l’on excepte quelques rares moments de grâce, une sereine jouissance esthétique, mais la pénible et solitaire continuation d’une lutte. » Il s’agit pour ces écrivains-Jonas de prendre conscience et de faire prendre conscience à un peuple de cafoni (ces derniers vilains de la terre), pour qu’il s’en délivre, des pouvoirs qui l’écrasent et le bâillonnent. D’autre part, les écrivains-Achab, qui trouvent dans la réalité méridionale un tremplin baroque pour renouveler des mythes et plonger au cœur de leur propre enfance. Ils sont, en effet, captivés par le monde primitif qui s’offre à eux, inchangé depuis des siècles, et que l’ère industrielle n’a pas effacé: la pureté de l’analphabète constitue ainsi un grand thème de l’œuvre d’Elsa Morante. Comme Achab ne cessera pour l’éternité de planter son harpon dans le cétacé blanc, ces écrivains témoignent aussi qu’il n’y a aucune évolution historique dans le Sud, mais un éternel retour des mêmes victimes et des mêmes bourreaux, des mêmes persécuteurs et des mêmes persécutés. C’est en 1860, Garibaldi et ses Mille; en 1945, un après-guerre que n’a précédé aucune Résistance; en 1948, l’instauration du « régime » démocrate-chrétien; en 1978, le compromis historique: de l’époque du Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa à celle de L’Affaire Moro de Leonardo Sciascia, résonne le mot désenchanté de Lampedusa: « Changer tout pour ne rien changer. »

Achab est fasciné par le temps zéro de l’histoire, alors que ce temps immobile révolte Jonas. Achab saisit l’image d’un monde arriéré qui se fige dans sa préhistoire, comme le miroir de sa propre préhistoire. Jonas, lui, démonte les mécanismes de la vie qui n’a de sociale que le nom, et montre que les pouvoirs, dans un État existant de droit mais pas de fait, digèrent tout et tous, sauf certains iconoclastes qu’ils désavouent comme citoyens, et jettent en prison. Jonas écrit pour qu’un peuple atteigne l’âge d’homme, alors qu’Achab cherche à retrouver le monde de son enfance, voire le monde prénatal. Jonas appelle la lumière de midi. Achab, les clartés de sa nuit. Mais aussi bien Jonas qu’Achab s’opposent par leurs œuvres mêmes, dirait Herbert Marcuse, « à la réification en faisant parler, chanter, et même danser le monde pétrifié ».

« Le Pentaméron » de Basile

Dans une lettre du 6 octobre 1915, Apollinaire notait: « Il y a un recueil de contes – Le Pentaméron de Basile (XVIe siècle, je crois) – écrit en dialecte napolitain. J’aurais voulu le traduire. J’en ai une édition, mais cela dépasse ma science linguistique et ne vaut pas la peine (comme gain) d’une étude approfondie de l’ancien dialecte parthénopéen. » Cette lettre est significative de l’ignorance dans laquelle est tenue en France la littérature italienne, et singulièrement la littérature méridionale, alors que, quand l’œil suffit, on reconnaît peintres, sculpteurs, architectes ou cinéastes; on ne fait pas l’effort de comprendre le napolitain qui, comme le sicilien et le toscan, est une langue et non un dialecte. Basile fut traduit en Allemagne dès 1846, et en Angleterre aussi: il ne l’est que partiellement en France. Le Pentaméron (posthume, 1636) est une manière de Décaméron napolitain; mais Giambattista Basile (1575-1632) sait raconter à vive allure, alors que Boccace traîne en longues circonlocutions; à propos de ce Pentaméron qui inspira les frères Grimm, Charles Perrault et Ludwig Tieck, l’Américain Crane soulignait en 1885 (Italian Popular Tales ): « Aucun peuple en Europe ne possède un monument de contes populaires comme Le Pentaméron . » Pas plus que Boccace, Basile n’a écrit ses cunti pour les enfants. Les fées de ces contes, qui furent parfois édulcorés au cours des siècles, sont les complices ou les adversaires d’un dieu Éros qui eût séduit Sade; et la scatologie féerique du Pentaméron fait songer à Rabelais ou à Jarry, et annonce certaines illuminations du docteur Freud. Cunti d’amour et de cruauté, ils sont faits d’un savant dosage d’éléments de la culture littéraire et de l’imagination populaire, à une époque où un autre Giambattista napolitain, le précieux chevalier Marin, étouffait le lecteur enchanté sous les 45 000 vers de son Adonis rococo. Les affectations de Marino (1569-1625) ont séduit l’Italie et la France du XVIIe siècle; son style était à la mode; pas celui de Basile, qui mériterait pourtant d’être mis à sa juste place: la première dans son siècle. L’auteur de La Nocturne Comédie du Sud est en effet une des racines maîtresses de l’arbre littéraire méridional; la langue populaire et le style baroque se mêlent dans son œuvre en des images qui déforment le monde pour le mieux montrer. Caravage et Grosz tout ensemble, Basile annonce aussi bien les expressionnistes des années 1930 que les néo-réalistes de 1945.

Giambattista Vico

Pour comprendre, en revanche, le côté Achab de la littérature du Sud et son refus de l’histoire comme marche de l’humanité vers un quelconque progrès, l’œuvre du philosophe napolitain Vico (1668-1744) est tout aussi importante. La Science nouvelle (1744) de Vico garde aujourd’hui toute sa nouveauté, après la mort de Dieu, de Marx et des idéologies. Centrée sur la façon dont se sont formées les sociétés humaines, et sur les rapports de pouvoir et de domination ainsi instaurés, la réflexion de Vico rejoint le problème de la « maîtrise » tel qu’il est posé par les nouveaux philosophes français. Pour Vico, une société sans classes est une utopie et il y aura toujours tension entre des dominés et des dominateurs: sous les vagues cruelles de la surface, l’histoire est un chassé-croisé. Toute civilisation qui s’épanouit finit par déboucher sur une barbarie entraînant une catastrophe, suivie d’un nouvel élan vers une autre civilisation profondément identique. Cette conception de l’histoire explique le pessimisme de tout un pan de la littérature méridionale: Les Vice-Rois (1894) de Federico De Roberto comme Le Guépard (1958) de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, ou Horcynus Orca (1975) de Stefano D’Arrigo.

Giovanni Verga

Le père de la littérature contemporaine, né et mort à Catane, Giovanni Verga (1840-1922), bien loin d’être le « Zola italien » comme l’a baptisé une critique hâtive, en est l’opposé, même si son style colle à la réalité au point qu’il faut connaître le sicilien pour lire et traduire par exemple Les Malavoglia (1881). Bien que Verga écrive en italien, le sicilien imprègne en effet tous les mots et la structure même de ses phrases; la critique française l’a si peu compris qu’elle a cru son œuvre obscure et lourde, alors que celle-ci témoigne d’une peur historique, qui devient « peur existentielle » (comme l’a si bien noté Sciascia). Pour petits qu’ils soient, ses « Vaincus » connaissent l’universel tragique de ceux qui sont prédestinés au désastre et son œuvre devient l’épopée funèbre d’un peuple plus menacé que nourri par la mer, et qui vogue sur une barque nommée, sort ironique, Providence . Flaubert, par la rigueur de son style et par son pessimisme, serait l’écrivain français le plus proche de Verga. Contrairement à une opinion répandue, Verga ne s’abandonne pas au pathétique, il est simplement la fidèle mémoire d’une île de tout temps asservie; et si la mort est quotidienne dans son œuvre, c’est parce qu’elle l’est en Sicile comme dans tout le Sud. Avec ses romans et ses remarquables nouvelles, Verga a définitivement coupé les ailes à la rhétorique nationale: après lui, les écrivains authentiques seront secs.

Les deux époques

Achab ou Jonas, les écrivains méridionaux, qu’ils soient contemporains de Verga ou nos contemporains, reviennent toujours, dans leurs œuvres majeures, à deux époques de l’histoire italienne qui ont, comme tous les bouleversements imposés de l’extérieur, négativement marqué le Sud: la formation de l’unité nationale, d’une part, dans les années 1860-1870; le fascisme et l’immédiat après-guerre, d’autre part. Sciascia est le seul à se faire l’annaliste et l’analyste de l’histoire la plus récente, et se risquera même à s’attaquer de front à l’actualité dans L’Affaire Moro (1978).

Federico De Roberto (Naples, 1861-Catane, 1927) décrit ainsi dans la fresque grandiose et passionnante des Vice-Rois l’accouchement monstrueux d’une Italie mort-née. Soixante ans plus tard, Giuseppe Tomasi di Lampedusa (1896-1957) montre, à la manière d’un Stendhal méditerranéen, comment les grands fauves de l’aristocratie se font grignoter puis dévorer par les « chacals » de la petite bourgeoisie terrienne. Les révolutions sont ainsi absorbées, par alliances roturières et par ruses, au profit des mêmes dominateurs qui perdent de leur noblesse en gagnant tous les pouvoirs: le dernier des vice-rois et le neveu du « Guépard » deviennent tous les deux députés au Parlement d’Italie pour défendre les intérêts de leur caste. Vincenzo Consolo (né en 1933) ne veut plus, comme ses aînés, « courtiser la mort »: dans Le Sourire du marin inconnu (1976), il use de toutes les ressources du roman pour donner la parole à ceux à qui on la prend; défiant les Achab, l’auteur nous donne une sorte d’anti-Guépard . Il refuse, en jouant de tous les degrés de l’écriture, le jeu de miroirs d’une culture officielle qui étouffe, sous la beauté formelle, l’ironie et la « neutralité » de sa science, l’« autre culture ». Consolo ne se satisfait pas de montrer, avec un rire amer, que les Bourbons ou Garibaldi, les envahisseurs venus du Sud ou ceux venus du Nord, apportent avec eux la même oppression: sa mauvaise conscience d’homme de lettres l’amène à traverser le miroir douloureux de la connaissance et fait de lui le transcripteur de la culture populaire.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’écrivain est requis pour témoigner sur-le-champ et donner enfin à l’homme, dans sa misère même, sa dignité d’homme. Les nombreux Jonas sont alors étiquetés « néo-réalistes » parce qu’ils n’admettent plus que le Tiers Monde du Sud passe, génération après génération, depuis des siècles le même, sans laisser nulle trace, comme l’eau qui glisse, pour le plaisir des princes, dans les fontaines baroques: ces écrivains voient et font voir une nouvelle réalité, grossièrement occultée par les derniers cartons-pâtes du régime fasciste, tandis que les Achab entendent, hantés par l’éternité, comme le prince de Lampedusa dans son Guépard , les bombardements de 1943 au milieu des trois temps de la célèbre valse.

Chaque région du Sud a au moins un grand écrivain qui nous parle, chacun à sa manière, des humiliés et des révoltés, qui n’ont jamais atteint, parqués dans leurs murs de pierres sèches, au statut de citoyen. Romanciers et poètes se chargent, comme d’une mission, de leur donner conscience qu’ils sont les exclus d’une nation qui les tient dans leur analphabétisme comme on tient en chaîne un mâtin napolitain; ensuite, qu’ils ont une culture propre que la culture venue du Nord, avec ses prêtres et ses gendarmes, cherche à anéantir.

Ignazio Silone et les Abruzzes

Dans les Abruzzes, Ignazio Silone (1900-1978) est le premier écrivain moderne à donner la parole au sous-homme du Sud et à décrire, dès 1933, les cafoni méridionaux dans Fontamara . Ce livre, dont le titre signifie littéralement « source amère », peint l’amertume d’une civilisation paysanne qui se fige et d’une source que vient détourner de son cours, pour la tarir, une autre civilisation sans pitié et porteuse de toutes les désolations. Silone est d’abord un grand romancier, à la phrase sèche et pauvre comme son sujet, mais aussi un grand penseur politique, qui voit mieux et plus loin qu’Antonio Gramsci. Dans Sortie de secours , en 1947, Silone, qui dès 1927 s’opposait aux mensonges de Staline et à la duplicité de Togliatti, démonte et dénonce le totalitarisme soviétique, et annonce la mort de Marx. Pour lui, l’appareil communiste est une renaissance de l’Inquisition dont le Sud garde encore triste mémoire.

Les écrivains de Lucanie

Le grand écrivain de Lucanie est Carlo Levi (1902-1975) dont l’œuvre maîtresse, Le Christ s’est arrêté à Eboli (1945), garde sa juste renommée. Le Sud archaïque, aux souffrances inouïes mais rédemptrices pour le genre humain, qu’évoquent aussi La Montre et son livre sur la Sardaigne, Tout le miel est fini , est pour Levi l’occasion d’un retour salvateur à un monde préhistorique où les êtres, hommes, animaux, végétaux et minéraux sont indifférenciés. Mais il s’agit aussi pour lui de témoigner de toutes les Lucanies de la terre; ainsi des Abruzzes, qu’avant de mourir Silone disait trouver partout. Fasciné par la magie de la nuit tribale où le fascisme l’a relégué, Levi trouve dans l’écriture un moyen de faire battre à notre époque « un cœur antique » minéralisé. Il prend le lecteur dans un filet d’images puissantes et le suspend entre le chaos que chacun porte en soi et le monde rationnel qui nous gouverne. Jonas par raccroc: les ressorts de sa montre sautent, et il voyage vers l’univers prénatal des Mères. Découvert par Carlo Levi, le poète Rocco Scotellaro (1923-1953), Rimbaud néo-réaliste, a essayé de transformer sa plume en pic pour retourner terres et hommes, et changer les Lucanies. Il faut enfin citer le poète hermétique Leonardo Sinisgalli (1908-1981) qui dessine de son côté, froid et ironique, l’arabesque de poussière et l’aride harmonie baroque de la terre de son enfance.

Écrivains napolitains

Anna Maria Ortese (née en 1914), dans la lignée de Matilde Serao (1856-1927), l’auteur du Ventre de Naples (1884), a écrit le livre le plus cru et le plus dense qui soit, sur la capitale des misères et des mystères, avec cette descente aux enfers napolitains qu’est La mer ne baigne pas Naples (1953). Elle renoue avec cet univers de fable noire dans son Cardillo addoloraro (1993). La plaie à ciel ouvert devient sortilège dans Blessé à mort (1961) de Raffaele La Capria (né en 1922), où Naples est une forêt inextricable, un labyrinthe aux effluves magnétiques, que contourne le gulf stream de l’humanité en marche. Dans ses nouvelles, par exemple celles de Spaccanapoli (1947), Domenico Rea (né en 1921) donne une vision basilienne de l’immédiat après-guerre: un formidable tohu-bohu où s’organise à folle allure un peuple de fourmis. Le théâtre d’Edoardo De Filippo (1900-1984), à la même époque, présente le reflet le plus clair de la vie napolitaine. Comme Ruzzante et Molière, à la fois auteur, acteur et metteur en scène, De Filippo nous livre de Naples une représentation comique, grotesque et dramatique, où le heurt du napolitain et de l’italien met, par le langage même, les personnages « en situation ». Le poète Alfonso Gatto (1909-1976), dans les ténèbres d’un Sud mélancolique, qu’il veut réveiller, donne enfin une étrange et nouvelle vigueur aux mots, en mesurant son art au désarroi des victimes de l’histoire.

Le Calabrais Corrado Alvaro (1895-1956) annonce, dès Gens de l’Aspromonte (1930), le néo-réalisme. Mais c’est surtout son journal, Presque une vie (1927-1947), et Dernier Journal (1948-1956) qui présentent le témoignage le plus poignant sur la vie d’un homme et d’un écrivain du Sud. Grazia Deledda (1871-1936) reste toujours l’écrivain majeur d’une Sardaigne revécue dans ses mythes les plus troublants.

Parce que le Sud lui semble la terre immobile d’une éternelle et pure enfance, Elsa Morante (1918-1985), née d’un père sicilien, Visconti de l’écriture, situera son chef-d’œuvre, Mensonge et sortilège (1948), en Sicile; et L’Île d’Arthur (1959), grand roman initiatique, aura pour cadre l’île de Procida.

Pour Achab, la croix de l’analphabète est un signe d’élection alors qu’elle est pour Jonas une marque de déréliction. Qu’on se garde bien de prendre pour des provinciaux ces romanciers et ces poètes: si leurs racines s’agrippent à un lopin de terre rocailleux, leurs fruits noirs et dorés sont parmi les plus beaux et les plus forts des littératures européennes. Pour tous ces écrivains, nous pouvons reprendre en effet ce que Camus disait de Silone: « Il est radicalement lié à sa terre, et pourtant il est tellement européen. »

Les écrivains siciliens

Les écrivains siciliens de l’après-guerre: Vitaliano Brancati (1907-1954), Elio Vittorini (1908-1966), Stefano D’Arrigo (1923-1992), Giuseppe Bonaviri (né en 1924) et Vincenzo Consolo sont partagés entre deux sentiments, l’ennui et l’offense; et entre deux façons de donner à voir leur microcosme exemplaire, l’ironie et le réalisme lyrique. Avec Don Juan en Sicile (1942) Brancati n’a pas seulement écrit un chapitre nouveau de l’histoire des lettres, avec le « gallisme » (attitude de l’homme qui fait du sexe le sujet de tout discours pour éviter toute vraie conquête, qui rêve ses victoires ardentes et subit de glaciales défaites); il a aussi montré avec férocité les Bouvard et Pécuchet de l’ère fasciste, et postfasciste. L’Ennui en 1937 est une nouvelle qui aurait pu s’intituler « La Plaisanterie ». Les abstraites fureurs de Vittorini contre notre monde offensé gardent toute leur violence et Conversations en Sicile , toute leur légendaire beauté; cette conversation deviendra chez Consolo (La Blessure d’avril , 1963 ou encore Nottetempo, casa per casa , 1992) invective, dans une langue où le sicilien lutte et l’emporte sur l’italien. Par sa description d’une communauté qui vit entre le soleil et la pierre, l’œuvre de Bonaviri prend, elle, une dimension et un sens cosmiques. Avec Horcynus Orca , D’Arrigo, en mille deux cents pages, a retrouvé dans l’orque cruelle sa baleine blanche, et montré, grâce à une langue en fusion, recréée et fascinante, que le long des Calabres et dans le détroit de Messine où est situé le roman, l’histoire tue l’homme entre le Scylla de ses mensonges et le Charybde de ses sortilèges.

La poésie sicilienne contemporaine est représentée par Salvatore Quasimodo (1901-1968) et Lucio Piccolo (1903-1969). Si la vie fut d’abord pour lui un rêve (hermétisme, puis mythe de la Sicile comme terre de l’enfance heureuse), Quasimodo éprouva, dès avant la guerre et jusqu’à sa mort, un besoin toujours plus pressant de dialogue ; « refaire l’homme » par la force « dialogique » de la poésie: tel sera l’engagement de sa maturité. Piccolo, cousin du prince de Lampedusa, entre Mallarmé et Jorge Guillén, a dit dans ses chants torsadés, avec grâce et amertume, l’éternelle touffeur du baroque sicilien.

Giuseppe Antonio Borgese (1882-1952), Luigi Pirandello (1867-1936), Leonardo Sciascia (1921-1989) viennent tous les trois de Sicile; mais, si les deux derniers ont atteint une juste célébrité au niveau mondial, le premier reste quasi inconnu, alors qu’il a écrit le seul grand roman italien (Rubè , 1921) sur la montée des fascismes où les tourbillons noirs et rouges de l’histoire se mêlent pour engloutir un jeune homme du Sud et noyer toute liberté; Borgese a aussi fait, dans un essai unique en son genre, et aux pages cinglantes, Goliath, ou la Marche du fascisme (1937), l’autoportrait d’un peuple depuis sa naissance chimérique avec Dante, jusqu’à sa boursouflure mussolinienne. Alors que chez Borgese l’individu disparaît dans les courants totalitaires, chez Pirandello il s’effrite, d’une façon qui annonce la fin de la suprématie culturelle de l’Occident. Pirandello a, en effet, atomisé notre civilisation judéo-chrétienne et renvoyé dos à dos Jonas et Achab, ayant eu l’intuition que l’âge d’homme passe par les chemins d’Orient. Sciascia, lui, veut voir clair dans le chaos de nos sociétés: il va, dans ses récits (Le Contexte , 1971), ses nouvelles (Les Oncles de Sicile , 1958), son théâtre, ses essais (La Corde folle , 1970), d’un coup de plume au cœur des choses et jette sur la folie de notre temps toutes les lumières de la raison. Il nous montre, en nous disant les pouvoirs en lutte depuis des siècles dans le Sud, la déchirure de nos corps sociaux.

On ne peut, à propos de la littérature sicilienne – qui a donné les plus grands écrivains de la littérature méridionale et nationale – passer sous silence les éditions Sellerio de Palerme, l’équivalent italien de la N.R.F., où Leonardo Sciascia a joué le rôle qu’a tenu André Gide en France. Le meilleur de la culture méridionale y est publié: Gesualdo Bufalino, notamment (1921-1996, et révélé en 1980 par son premier livre, Diceria dell’ untore ); et Enzo Sellerio (né en 1924), le Cartier-Bresson de l’Italie du Sud (Inventaire sicilien , 1977), ouvre de plus en plus sa maison d’édition aux littératures étrangères. La Sicile devient ainsi, en cette fin de siècle, un des axes des littératures du monde entier.

La terre des morts et des mères

La littérature méridionale ne se comprend dans sa totalité qu’à la lumière des cultures populaires les plus archaïques. Le Sud est encore cette « terre du remords », comme l’a nommé l’éminent ethnologue napolitain, Ernesto De Martino (1908-1965), où les morts ne sont pas morts et vivent avec les morts-vivants de nos sociétés. L’art populaire a aujourd’hui deux sortes de poètes, deux façons de mettre en cause le monde tel qu’il est et d’exprimer le malaise des peuples opprimés. Celle du poète rhapsode, qui, tel le cantastorie sicilien Ignazio Buttitta (né en 1899) dans ses féroces lamentations, refuse la pensée magique, dénonce la « non-histoire » du Sud et fait vibrer, par ses livres, sa voix et son geste, la « corde civile » des derniers « primitifs » d’une Europe hyperindustrialisée. Et celle, d’autre part, du poète musicien Roberto De Simone (né à Naples en 1933), qui récupère avec génie et montre sur les théâtres du monde toute la richesse universelle des traditions populaires méridionales. De Simone nous guide dans le seul vrai royaume du Sud, celui des Mères. D’un point de vue réaliste, la mère sera la « vieille vache » de Vittorini, qui fait voir le monde tel qu’il est, avec ses souffrances, sa misère et son ignorance, mais dont la présence laiteuse est, pour le fils, un piège létal. Dans le Sud, les hommes ne se sauvent qu’en fuyant l’univers maternel: l’écriture appelle ainsi vers « d’autres devoirs », culturels et politiques. La mère peut être aussi une figure mythologique: un monstre dévoreur ou pourrissant, pour De Roberto, certes, mais aussi pour Rea (le cancer qui ronge les sages-femmes) et D’Arrigo (Charybde et Scylla: deux femmes funestes). Si la mer est amère (selon le proverbe sicilien), la mère (terre, civilisation) pétrifie l’homme dès sa naissance, le cloue au berceau. Pour échapper au royaume de la mort, au royaume de la mère, il est un mythe qui, en filigrane, se dessine dans toute la littérature méridionale: celui de l’androgyne, qui témoigne du désir de sortir – tel est le message central de De Simone – d’une condition existentielle insupportable, sous le masque grimé à outrance de l’alma mater . Les fresques en trompe l’œil ne sont plus, désormais, le « patrimoine du prince et du martyr » (W. Benjamin). La bosse de Pulcinella est pleine d’œufs, qu’il pondra et couvera lui-même. Le temps d’un carnaval, le Sud, spolié et abandonné par l’histoire, raconté avec ironie et passion par ses écrivains, révélera au monde inquiet qu’un travesti préside aux joutes ténébreuses contre Hécate, au carrefour des Mères Méditerranée.

5. La poésie contemporaine

La situation de la poésie est singulière en Italie. Revêtue d’un prestige tout particulier, elle compte bien davantage dans le champ culturel de la péninsule que dans celui de notre pays. Les critiques italiens sont unanimes à affirmer que les plus grands écrivains de ce siècle sont des poètes dignes d’être mis sur un pied d’égalité avec les gloires mondiales. Preuve de cet engouement reconnu internationalement: les deux derniers Prix Nobel dont se réclame l’Italie sont allés à S. Quasimodo en 1959 et à E. Montale en 1975. En outre, la situation du poète est souvent enviable (ascendant, reconnaissance, prix littéraires, etc.) car, ne l’oublions pas, la tradition du poète maudit est moins forte en Italie que celle du poète de cour.

À l’origine, Dante et Pétrarque

De fait, la tradition littéraire italienne installe au fondement de sa langue deux poètes, Dante et Pétrarque, dont sont issus tous ceux qui suivent. Ces deux pères de la langue poétique ne sont pas des références rhétoriques: c’est bien toujours avec eux qu’il faut se mesurer. Ces deux « luminaires » inscrivent en outre une ligne de partage fondamentale entre un réalisme total où se mêlent tous les tons, véritable tissu d’apports dialectaux et de créations verbales essentiellement plurilinguistique, et une langue codée, une épure raffinée, évitant soigneusement les incongruités langagières, de nature fondamentalement monolinguistique. La ligne peut traverser certaines œuvres, marquer certains courants: Mario Luzi, venu de Pétrarque, ne découvre Dante que sur le tard. L’hermétisme vient de l’auteur du Canzoniere , le néo-réalisme de celui de la Divine Comédie . Les poètes contemporains doivent compter aussi avec Leopardi, mais il n’est pas ressenti comme un modèle irrécusable: si tous s’y réfèrent, son image est brouillée, parfois exaltée et parfois écartée. Depuis Dante et Pétrarque, il assure néanmoins la transition de la langue poétique vers la modernité.

Un autre élément essentiel, corollaire du précédent, est la persistance de la donnée régionale dans la poésie italienne: les poètes dialectaux sont situés par la critique la plus exigeante (celle d’un G. Contini par exemple) au même niveau que les poètes italophones. N’oublions pas que P. P. Pasolini a commencé son apprentissage littéraire par la poésie dans l’idiome de sa mère, le frioulan, parlé entre Venise et Trieste. A. Zanzotto ne dédaigne pas d’écrire en solighese (dialecte de Pieve di Soligo où il réside). Toute la péninsule est ainsi balayée par des poètes dialectaux: de Virgilio Giotti (1885-1957), Triestin, ami de Saba, à Biagio Marin (1891-1985; dialecte de Grado), à Giacomo Noventa (1898-1960; Vénitien), à Delio Tessa (1886-1939; Milanais), à Franco Loi (1930, autre Milanais), aux Romagnols: Raffaello Baldini, 1924 (qui a obtenu le prix Viareggio 1988 avec Furistir ) et Tonnino Guerra (1920), à Albino Piero (1916), qui écrit dans le dialecte de Tursi près de Matera, au Sicilien de Bagheria, Ignazio Buttitta... Il faudrait ajouter les poètes italophones suisses du Tessin comme Giorgio Orelli (1921) ou Fabio Pusterla (1957). Tous, dans une langue parfois complètement recréée, recommencent, dans leur dialecte respectif, l’opération dantesque de la naissance d’une parole matricielle.

En outre, la notion de « générations » proposée par Oreste Macri apporte un certain ordre dans le maquis de la poésie italienne. Si la diachronie permet des rencontres fructueuses et toujours actuelles (nous l’avons vu avec Dante et Pétrarque), la synchronie est plus éclairante encore. Les poètes ne sont pas des êtres isolés et repliés sur leurs travaux: ils se connaissent tous, participent aux mêmes combats, aux mêmes espoirs. À partir de la troisième génération, surtout, ils se citent, se pastichent sans avoir pour autant le sentiment d’aliéner leur originalité. Il existe une solidarité particulière de génération qui prend en charge un moment de l’histoire au sens global, à travers des événements mais surtout à travers la conscience de l’événement et sa fixation dans le mémorial de l’œuvre.

Une intériorité inquiète: Saba, Ungaretti, Montale

Un panorama de la poésie du XXe siècle, fût-il succinct, ne peut se priver de la mention des futuristes. On peut les assimiler aux poètes de la première génération: Marinetti (1876-1944), P. Buzzi (1874-1956), A. Soffici (1879-1965), L. Folgore (1888-1966), A. Palazzeschi, surtout (1885-1974), tentent de faire sauter l’édifice de la poésie traditionnelle. Ils s’en prennent à la constitution de la langue elle-même. Leur tentative de destruction de la syntaxe traditionnelle, leur désir de trouver un nouvel agencement des mots sur l’espace de la page (et c’est la création du calligramme, avant Apollinaire) reculent les limites de l’horizon poétique. Leur rêve fou d’ignorer le sujet pour ne s’intéresser qu’aux objets matériels dans leurs manifestations les plus modernes – automobiles, avions, locomotives – mais aussi de célébrer la matière dans ses composantes les plus intimes – molécules, photons, décibels – fascinera la néo-avant-garde des années 1960. L’aspect pluridisciplinaire qui les anime sera également déterminant pour les « mousquetaires » du boom économique, car les futuristes ont légiféré sur tout: entre 1909 et 1916, on lit leurs manifestes sur la littérature, la peinture, la sculpture, la musique, la femme, la politique, le cinéma. Ils se sont occupés de tout, des arts plastiques à l’ameublement et à la mode, ont trouvé un écho dans le monde entier, de l’Europe à l’Amérique et au Japon, et ont influencé les plus grands, Eliot, Pound, Maïakovski. La poésie moderne, grâce à eux et pour la première fois, plane sur l’œkoumène.

Les poètes stricto sensu de la première génération sont presque leurs contemporains. Mais leur monde est radicalement différent. À l’optimisme forcené des futuristes, ils opposent le pessimisme d’hommes découvrant les décombres physiques et moraux produits par la grande guerre. Si certains sont assez bien connus en France, d’autres manquent malencontreusement à l’appel; comment parler de connaissance de la poésie italienne alors que G. Gozzano (1883-1916), C. Govoni (1884-1965), C. Rebora (1885-1957), A. Onofri (1885-1928) ne sont même pas des noms? V. Cardarelli (1887-1959) existe, en extraits, dans une publication confidentielle, D. Campana (1885-1932) et C. Sbarbaro sont traduits mais méconnus. Toutefois, les trois grands sont là, parfois depuis peu. Umberto Saba (1883-1957), Giuseppe Ungaretti (1888-1970) et le plus jeune d’entre eux, Eugenio Montale (1896-1981) qui appartient déjà à la seconde génération, celle des hommes nés entre 1894 et 1901, dans laquelle on trouve aussi G. Vigolo, C. Betocchi, S. Solmi et S. Quasimodo. Saba, Ungaretti, Montale, en Italie, fondent la poésie moderne dans une acception totalement différente de celles des futuristes. D’abord parce qu’ils ne sont en rien des contempteurs de la tradition, mais aussi parce que leurs recherches demeurent tournées vers l’intériorité. On trouve en eux les continuateurs d’un certain vérisme provincial. Ils se veulent les poètes des « choses » (Saba, parfois Sbarbaro), les initiateurs au lyrisme sec (Ungaretti) en opposition au lyrisme fleuve de D’Annunzio, avant l’essentialité inspirée de Pétrarque et de Mallarmé qui s’affirmera plus tard, et les tenants du code littéraire (Montale). Ils sont créateurs d’un discours – d’un chant – du monde, où le moi du poète, non aboli, disparaît dans l’objet du poème; ils arrachent eux aussi la poésie à son enclos et l’ouvrent problématiquement à tous les aspects de l’être en même temps qu’ils déboulonnent la statue du poète-prophète et le restituent à son rang d’homme parmi les hommes, sans autre message que balbutiant. Tant d’ambition et de renoncement à la fois se traduisent par une complexité qui confine souvent, quand elle ne la recherche pas, à l’obscurité. D’où l’adjectif « hermétique » parfois indûment accolé à cette poésie qui, elle aussi, s’ouvre, avec plus de discrétion il est vrai que les futuristes, sur la culture mondiale, intégrant dans son ciel de références Mallarmé, Eliot, Yeats, Joyce, Cummings, Pound, etc. À la génération de Montale appartiennent des poètes connus tels que Quasimodo (1901-1968). Mais des inconnus, comme C. Betocchi (1899-1981), maître revendiqué par Luzi, sont aussi importants.

« Hermétisme » et réalisme

Nous voici parvenus à la troisième génération, celle du « milieu », comme on dit en Italie. Elle regroupe des poètes que l’on est en train de découvrir en France aujourd’hui. Nés à partir de 1910, ils prennent le relais de l’extraordinaire constellation qui les a précédés. Leur jeunesse se déroule au temps du fascisme triomphant. L’horizon culturel des écrivains se restreint alors considérablement, ce qui contraint ces écrivains à se définir par le refus, à l’instar d’un Montale incapable de propositions « positives » dans une société gelée, mais qui a la force d’affirmer « ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne voulons pas » (in Os de seiche , 1925). Pendant dix ans, jusqu’à la guerre, les « hermétiques » de Florence (l’adjectif est devenu alors, de manière polémique, un substantif introduit par le critique Francesco Flora), vont donner un visage à ce refus: ce sera le retour à la littérature « comme vie » (comme substitut de la vie absente), pour reprendre le titre d’un de leurs théoriciens, Carlo Bo. De fait, la vie publique est captive et le recours à la littérature, s’il peut sembler politiquement anodin au régime, est culturellement symptomatique dans la mesure où il soustrait les auteurs qui s’y adonnent à toute forme de participation artistique à l’idéologie fasciste. Il s’agit pour eux de retrouver la pureté de la parole en réinterprétant le symbolisme français, Mallarmé mais aussi Valéry (et c’est en même temps faire passer de l’air au travers des frontières qui se ferment), en cultivant l’orphisme d’un Campana, d’un Onofri, sans oublier de méditer l’exemple des aînés immédiats, Ungaretti, Montale, Quasimodo. Mais le grand fantôme qui rôde dans les rangs hermétiques est encore celui de Pétrarque et de son Canzoniere élevé à la gloire de la littérature plus que de Laure. Si ce qu’on peut appeler l’école hermétique eut son centre à Florence, son influence déborda largement la ville et toucha, de près ou de loin, de nombreux poètes. Ainsi Alfonso Gatto (1909-1976), bien que né à Salerne, s’impose avec L’Île (1932) comme une des voix majeures du premier « hermétisme ». Piero Bigongiari (1914), Florentin, apporte le raffinement et la préciosité de ses images. Mario Luzi, Florentin également, est reconnu, dès la publication de La Barque (1935), comme le chef de file du groupe: dans ce recueil, il prend du large et regarde symboliquement la rive depuis cette barque en route vers les secousses et les métamorphoses de la modernité, et qui l’emmènera bien loin de l’hermétisme, jusqu’aux rives de la désintégration et de la nécessaire renaissance de l’homme, sujet de son recueil Pour le baptême de nos fragments . L. Sinisgalli, lui (1908-1972), évolue d’un hermétisme géométrique à un fragmentisme anecdotique.

À cette recherche communautaire s’oppose, dans les mêmes années, le travail solitaire de Cesare Pavese (1908-1950): on oublie trop que pendant dix ans Pavese n’a presque écrit que de la poésie. Ses intentions sont les mêmes que celles des hermétiques: il s’agit de trouver un recours au fascisme par une recherche qui s’appuie sur la tradition tout en se nourrissant d’apports étrangers. Pavese se situe dans le sillage d’un certain vérisme revivifié par des antécédents italiens (Gozzano, Jahier, Thovez...) et réactivé par les écrivains américains. D’où un monde marginal de prostituées, de mendiants, d’ermites ambigus, de travailleurs, d’adolescents, coulé dans une poésie prosaïque, aux cadences longues inusitées en Italie. Ces premières recherches aboutiront au néo-réalisme d’après la libération, particulièrement représenté par deux poètes de la génération suivante, Elio Filippo Accrocca (1923) et Rocco Scotellaro (1923-1953). Le second obtiendra le succès dans l’Italie de l’après-guerre et du pré-boom avec E’fatto giorno (1954).

Diachroniquement, le courant « réaliste » demeure très difficile à saisir à cause de sa diversité. Loin des programmes, il s’agit souvent d’une veine souterraine – explicite chez Saba – qui n’a pas eu, au temps de son éclosion, le succès de l’hermétisme (la parution en 1936 de Travailler fatigue , de Pavese, passe inaperçue) pour différentes raisons, dont la plus importante est sans doute qu’il est très suspect au régime fasciste. Ce courant n’en demeure pas moins constant et se retrouve, à différents niveaux, plus ou moins contaminé par l’hermétisme alors porteur de la modernité. De nombreux écrivains entrent dans le halo mal discernable de la tradition réaliste. C’est le cas de quatre poètes majeurs, difficilement classables: Sandro Penna (1906-1977), Attilio Bertolucci (1911), Giorgio Caproni (1912-1990) et Vittorio Sereni (1913-1983).

Penna, pédéraste avoué, ami de Saba qui l’apprécie et le fait connaître, de Pasolini qui lui rend hommage, réussit la synthèse du réalisme, de la limpidité et de la grâce. Attilio Bertolucci, discret par nature, enrichit une œuvre en constante progression. Dans La Cabane indienne (1929-1955) et Voyage d’hiver (1971), l’observation se mêle au lyrisme suscité par le monde campagnard des environs de Parme; au cours de son évolution, le poète confère à sa palette stylistique une ductilité étonnante. Son recueil, La Chambre (1984, second tome paru en 1988), débouche sur le roman en vers. Giorgio Caproni appartient lui aussi à ce filon. Espace visible reconnaissable: Livourne d’abord, la ville de l’enfance si liée à la mère, puis Gênes, la ville d’adoption. Quant à l’espace mental, il peut se définir par la recherche toujours plus tendue de l’autre face des mots, de l’autre côté du mur – que d’aucuns appellent Dieu – et que notre condition raisonnable nous interdit d’atteindre. Il en résulte une quête désespérée, ascétique, du lieu impossible, du mot indicible ou, comme dans son recueil, Le Comte de Kevenhüller (1986), de la bête innommable. Vittorio Sereni, éminent représentant de la « ligne lombarde » de la poésie, pour reprendre l’expression de Luciano Anceschi, publie en 1941 son premier recueil de vers: Frontière , où il se démarque de l’hermétisme par l’attention portée à Saba. C’est l’expérience de la guerre et des camps de prisonniers en Algérie et au Maroc qui va lester sa voix où tension morale, sentiment de l’échec et lyrisme contenu ouvrent une période qui ira en s’enrichissant jusqu’à Les Instruments humains (1965) et Étoile variable (1981).

De la critique de l’idéologie à la contestation des formes poétiques

La quatrième génération fait cohabiter des personnalités conflictuelles: il y a des isolés comme G. Giudici (1924) mais aussi le noyau regroupé autour de la revue Officina (1955-1959) avec Pasolini (1922-1975), F. Leonetti (1924), R. Roversi (1923) puis plus tard Franco Fortini. Alors que le néo-réalisme s’épuise, ces auteurs tentent une difficile transfusion de sang néo-hermétique dans le corps du moribond avec, en plus, un discret retour à Carducci. La conséquence formelle en sera l’engagement politique et la poésie dite civique de Pasolini. Mais dans la mauvaise conscience, car le drame se joue entre la passion et l’idéologie, entre le sous-prolétaire pur et l’intellectuel bourgeois compromis, entre le rationalisme des choix et l’irrationalisme des joies. De plus, au sein même de la revue, un pirate s’introduit, E. Sanguineti (1930), qui va se mettre à polémiquer en vers avec Pasolini. Le « groupe 63 » (E. Sanguinetti, A. Giuliani, 1924; E. Pagliarani, 1927; N. Balestrini, 1935; A. Porta, 1935) va occuper la scène pendant les années 1960 et réussir à s’imposer dans les médias. Par la technique du matraquage emprunté aux futuristes réhabilités, ces écrivains vont obtenir des tribunes prestigieuses: Il Giorno , Il Corriere della sera , et rendre crédibles des textes volontairement illisibles. Ils revendiquent un art mimétique, pluridisciplinaire et international (qu’on pense à ses liens avec Tel Quel ) et se montrent capables de jouer avec les « signes » de la nouvelle Italie, celle de l’échange sans intériorité. Certains vivent dans l’orbe de ses recherches (A. Spatola, 1941), les réinterprètent (Viviani, 1947). D’autres s’en éloignent, comme Luciano Erba (1922) ou Franco Fortini (1917-1994). De Feuille de route (1946) à Paysage avec serpent (1984), ce poète dessine l’allégorie d’un monde dont la réalité n’est plus qu’idéologique: la nature – massacres et éventrements – provoque la peur que seule la forme somptueusement baroque du poème peut exorciser. Contrairement à Pasolini qui semble en constant épanchement exhibitionniste, Fortini est le poète du refoulement et du sur-moi. À cette lignée appartient aussi Bartolo Cattafi (1922-1979). Andrea Zanzotto occupe, lui, une place à part.

Zanzotto (1921) est sans conteste le plus prestigieux représentant de la quatrième génération. Si son premier recueil, Derrière le paysage (1951), se situe nettement dans la sphère hermétique revue par Montale, c’est avec Églogues (1962) et surtout La Beauté (1968) que son écriture se casse, passe définitivement du côté de l’expérimentation, et incorpore dans son balbutiement voulu tout le champ du savoir contemporain, d’Einstein à Lacan. Idiome (1986) pourrait être le titre symbolique de toute cette recherche poursuivie entre babil et Babel, entre la perte du sens et son exaspération.

La cinquième génération annoncée par Giovanni Raboni, 1932 (Maurizio Cucchi, 1945; Giuseppe Conte, 1945; Milo de Angelis, 1951; Roberto Mussapi 1952; Marco Guzzi, 1955; Valerio Magrelli, 1957), se définit quant à elle par un refus de l’effet, et tente de retrouver « la mesure émotive de l’image ». Dans le sillage de Luzi, ces jeunes poètes amorcent un retour à la religiosité sinon à la religion. On trouve chez eux comme un retournement du regard, une nouvelle recherche de la totalité, en rupture avec Zanzotto. Mais ils sont toutefois fort différents les uns des autres: si Mussapi trouve ses maîtres dans la poésie anglaise (Coleridge et Dylan Thomas), il revendique aussi les tenants d’un certain néo-orphisme italien (Campana, Onofri, Caproni, Luzi), défendu surtout par Milo de Angelis. Ce dernier élargit le champ des consonances en direction de poètes comme Hölderlin ou Trakl. En revanche, Conte s’ouvre sur un vitalisme qui réhabilite D’Annunzio et intègre D. H. Lawrence. Magrelli, lui, entend la leçon de Ponge et de Bonnefoy et nous donne une poésie sèche et minérale (Nature e venature , prix Viareggio, 1987). Marco Guzzi, au contraire, nourri de culture allemande (Novalis, Hölderlin, Heidegger), retrouve la voie d’un lyrisme prophétique (Il Giorno , 1988).

À partir de la quatrième génération, les poétesses occupent de plus en plus de place. Il faudrait parler de Maria Luisa Belleli (1909), de Maria Luisa Spaziani (1921), de Margherita Guidacci (1921-1993), d’Amelia Rosselli (1930-1996), de Donatella Bisutti, de Bianca Maria Frabotta (1946), de Maura Del Serra (1948)... Elles contribuent à nourrir la flamme de la parole poétique si essentielle à la compréhension de la culture italienne et font part égale avec les hommes.

Dans un pays où le roman n’a jamais trouvé une légitimité incontestable, où les meilleurs prosateurs rivalisent encore avec les poètes, la poésie, on le voit, demeure la voie royale de la création littéraire.

6. Le théâtre contemporain

Au moment de la Libération, en même temps qu’il formulait une nouvelle Constitution, l’État italien avait mis en place une série de structures théâtrales dont les statuts paraissaient aptes à assurer le renouvellement artistique et culturel d’un théâtre jusque-là abandonné à lui-même. C’est ainsi que naissaient les teatri stabili (troupes permanentes) organisés et financés par l’État. Leur tâche était non seulement de produire des spectacles et de revaloriser la fonction théâtrale auprès d’un public à définir, mais aussi d’être des écoles de formation pour les nouvelles générations d’acteurs et de metteurs en scène. Parallèlement aux stabili , les compagnies privées, régies en général par un acteur ou une famille d’acteurs dont elles prennent le nom, continuent d’exister.

La crise des institutions théâtrales publiques et les conflits avec les compagnies privées ou avec d’autres instances ont dominé la scène entre 1958 et 1964. Vers cette date, la crise semble se résoudre, mais en fait elle s’est simplement résorbée dans ses propres contradictions: les quelques efforts de changement opérés ne seront qu’une façon détournée de tout laisser en place comme avant, selon un mode bien illustré par Tomasi di Lampedusa dans son Guépard .

Cette crise a pourtant ouvert de nouveaux espaces aux recherches sur le théâtre et à la manière même de « faire du théâtre ». Et c’est plutôt vers cette avant-garde et ses expériences – dont les représentants les plus marquants sont Carmelo Bene et Dario Fo – qu’il faudra regarder pour trouver les véritables événements marquants de la scène italienne.

« Teatri stabili » et compagnies privées

La crise des stabili est due au fait qu’ils sont devenus de plus en plus des noyaux de pouvoir théâtral où l’on n’a accès que par un système classique de clientélisme et d’influences. Ils ont aussi manqué leur premier objectif, celui d’être une école pour les nouveaux acteurs. En fait, le tort majeur des stabili , et nous pensons surtout au Piccolo Teatro de Milan, a été de regrouper toutes leurs composantes autour d’une seule force: le metteur en scène. Maître absolu à bord, il fait et défait les spectacles, leur orientation idéologique, leur rapport avec le public qui ne peut qu’être ambigu (public essentiellement bourgeois, le public populaire trouvant ses loisirs à la télévision et au cinéma), sans parler du choix des acteurs. Ainsi s’explique l’existence de « démiurges » tels que Giorgio Strehler et Paolo Grassi ou Luchino Visconti à Milan, Orazio Costa à Rome, pour ne citer que les plus célèbres... Il est vrai que tous ces metteurs en scène ont réussi à donner de très grands spectacles; il suffirait de citer Il Servitore di due padroni (Arlequin serviteur de deux maîtres ) et Le Baruffe chiozzotte (Barouf à Chioggia ) de Goldoni ou L’Opéra de quat’sous de Brecht pour s’en persuader.

Un autre problème lié à l’activité des démiurges-metteurs en scène est celui de leur spécialisation: ainsi Strehler devient le représentant attitré de Brecht en Italie et en Europe. Il le met en scène régulièrement, épuisant la presque totalité de son répertoire, et demandant au Piccolo Teatro de Milan des efforts financiers considérables sans que les résultats artistiques soient toujours en rapport.

À côté de l’action imprécise et souvent brouillonne des stabili , il y a celle des compagnies théâtrales privées. Le conflit qu’elles ont vécu avec les premiers a donné quelques bons résultats: elles ont dû bientôt se dégager de leurs aspirations culturelles quasi nationalistes (voire régionalistes) pour jouer des auteurs étrangers de premier plan, tout en négligeant l’apport de grands théoriciens (Meyerhold, Artaud). Elles ont proposé une européanisation au théâtre italien. Mais cette situation a eu un autre résultat: la carence d’auteurs. Malgré les tentatives théâtrales de Moravia, Parise, Pasolini, Silone ou Landolfi, le niveau est très faible et la seule exception notable est celle d’Eduardo De Filippo; encore se situe-t-elle dans la sphère plus particulière du théâtre dialectal.

Ces compagnies restent encore, plus que le conservatoire lui-même, un grand vivier d’acteurs: les directeurs des stabili en personne se sont souvent servis de comédiens formés à cette école. Leur liste serait trop longue, mais on ne peut pas ne pas citer les plus importants, comme Sarah Ferrati, Rina Morelli, Paolo Stoppa, Giorgio Albertazzi, Valentina Cortese, Tino Carraro, Renzo Ricci, Lilla Brignone, l’immense Memo Benassi, Ivo Randone, Vittorio Gassman, Graziano Giusti qui joue depuis des années avec les meilleurs metteurs en scène, Rossella Falk, Romolo Valli, Edmonda Aldini, Valeria Moriconi, Laura Mannoni, Tino Buazzelli, Giancarlo Sbragia...

Les stabili essaient de sortir de la crise en nommant à leur tête des metteurs en scène plus jeunes, mais qui ne pourront rien contre la lourdeur bureaucratique des institutions: ainsi on verra Luigi Squarzina et Ivo Chiesa à Gênes, Giancarlo De Bosio et Aldo Trionfo à Turin, Franco Enriquez à Rome, Patrice Chéreau à Milan. Malgré leurs efforts, la crise est alors à son comble. Très significative, de ce point de vue, est la mise en scène par Strehler des Géants de la montagne de Pirandello (1966), s’éclairant de lueurs surréalistes et s’achevant sur la destruction du chariot des « comiques » par la chute du rideau métallique; cette image représentait la fin théâtrale d’un mythe: celui de la fonction pédagogique et « formatrice » du théâtre...

La contestation des systèmes

Luca Ronconi

Dès ses premières mises en scène, Luca Ronconi diverge du naturalisme, de l’humanisme et du didactisme de Strehler et Visconti. Il conçoit le monde comme une machine et un mécanisme, et l’homme comme le rouage qui sert seulement à le faire fonctionner. De là le choix du tragique comme expression, dans le sens où le tragique n’est qu’une métaphore de la machine, le simple mécanisme d’un heurt où la fin rejoint et confirme le début et où les moments de liberté ne sont que les éléments de la nécessité. De là aussi l’usage tout instrumental de l’acteur, vu comme mécanisme de la machinerie tragique et non plus comme personnage; le texte lui aussi sera une machine qu’il faut démonter et remonter, pour l’expérimenter avant de la connaître.

Ce qui ressort des spectacles de Ronconi, c’est l’utilisation de l’espace – des espaces scéniques, car ce metteur en scène a la capacité ambivalente de les occuper et en même temps de les réduire et de les conceptualiser.

Ce travail est évident pour l’Orlando furioso (Roland furieux, 1969): le texte est déjà lui-même un découpage savamment élaboré par Edoardo Sanguineti et l’action se déroule simultanément en plusieurs lieux, comme autant d’attractions d’un parc forain. La machinerie développée dans le Roland furieux essaie d’établir une communication différente avec le spectateur grâce à des points d’actions multipliés . Ce système redéfinit et remodèle l’espace scénique en plusieurs espaces où, malgré leur prolifération infinie, les machineries, les hippogriffes volants et les travellings ne font que rétrécir l’espace imaginaire du spectateur, et l’entraînent vers la réflexion personnelle.

Cette recherche expérimentale portant sur une nouvelle structure des espaces comme lieu privilégié de la communication et sur l’emploi des acteurs comme rouages du mécanisme essentiel à la communication, Ronconi la poursuivra dans L’Orestie et dans XX . Elle deviendra même le moteur essentiel de son futur Laboratoire. Dans L’Orestie , représentée à la Sorbonne en 1972, le lieu scénique était conçu pour aller vers le spectateur: un plan horizontal qui oscille sert d’aire de jeu, s’élevant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Ce plan est enfermé aux trois quarts par des praticables destinés au public et formant comme un puits qui n’est pas sans rappeler la structure des théâtres élisabéthains. Sur son quatrième côté, ce plan est surplombé par une construction, sorte de château fort, reliée au plan inférieur en fonction des besoins scéniques par un pont-levis en escalier. Le spectacle se développait tout entier dans un double déplacement horizontal et vertical: forme hautement plastique, se référant constamment, autant pour le mouvement que pour le décor, à des situations culturelles particulières, dont la plus importante était sans doute celle du futurisme italien (machinerie d’un théâtre technologique avancé qui rappelle les décors jamais réalisés de Virgilio Marchi).

À Prato, près de Florence, Ronconi a obtenu de la municipalité plusieurs lieux et, au bout de deux ans de travail, il y joue quatre textes choisis en fonction de leur valeur de synthèse de l’histoire du théâtre: Les Bacchantes d’Euripide, La vie est un songe de Calderón, La Tour de Hofmannsthal et Calderón de Pasolini.

Le congrès d’Ivrea

L’année 1967 marque un moment important: à Ivrea, en Piémont, se tient un congrès pour un nouveau théâtre, qui regroupe les meilleurs de tous les directeurs culturels pratiquant une politique du changement théâtral en Italie. Il s’agit en effet de créer des circuits indépendants fondés sur un discours culturel et idéologique nouveau dont les inspirateurs principaux seraient H. Marcuse, W. Benjamin, T. Adorno, R. Jakobson, R. Barthes. C’est le moment où Carmelo Bene revendique la continuité avec l’avant-garde historique qu’avaient représentée le futurisme et Marinetti (mot d’ordre qui sera repris par toute la nouvelle avant-garde), et où s’affirme une nouvelle critique théâtrale, dont le chef de file est Franco Quadri. C’est en s’inspirant de ce congrès que les groupes futurs se donnent des bases de travail, et l’on assiste aussi à la naissance de troupes qui deviendront, entre 1970 et 1971, des compagnies gérées en coopératives. Dès 1968 s’étaient créés les circuits alternatifs: Nuova Scena , ainsi que la plus originale et durable de ces organisations, dites de participation: La Comune de Dario Fo, à Milan, dont il faut souligner l’importance exceptionnelle. Sa Grande Pantomime avec drapeaux et pantins petits et moyens obtient un succès extraordinaire.

C’est cette même année que les diverses troupes se trouvent confrontées avec de nouveaux étrangers, porteurs d’instances culturelles plus précises: le Living Theatre et avec lui Piscator et Artaud, puis Grotowski, tandis que le Bread and Puppet ne se produit en Italie qu’en 1969.

Carmelo Bene

Si Carmelo Bene n’existait pas, le théâtre italien serait orphelin. Orphelin d’un grand auteur, d’un metteur en scène exemplaire et, surtout, du plus génial de ses acteurs. Semblable en cela aux plus grands de l’histoire du théâtre, à Shakespeare, à Marlowe, à Molière. Même s’il n’est pas le seul à parcourir ce chemin, Carmelo Bene a toujours été pionnier, depuis 1959, dans son métier, et nul n’a su comme lui analyser, rassembler et renouveler tout le langage culturel de la profession théâtrale.

Retracer les étapes du travail de Bene sur la scène, c’est en effet reparcourir les moments clés du théâtre italien et de la culture théâtrale européenne. Originaire des Pouilles, il débute sur la scène, à Rome, en 1959, comme interprète du Caligula de Camus, dans lequel il se fait aussitôt remarquer. Pendant toutes les années qui suivront et jusqu’en 1968 – date à laquelle il quitte le théâtre pour le cinéma –, il travaillera dans des caves – les cantine de Rome –, inaugurant ainsi un lieu qui restera le symbole du théâtre « off ». À partir de 1959, sa production sera ininterrompue: en 1960, il donne à Bologne sa première version du Spectacle Maïakovski avec des musiques de Sylvano Bussotti, spectacle dont la dernière version sera l’admirable Quatre Diverses Façons de mourir en vers: Maïakovski, Blok, Essénine, Pasternak . En 1961, il donne trois créations, dont la plus importante est Pinocchio , où il démontre que le personnage n’existe pas en tant que sujet et ne pourra jamais exister car les événements sont plus forts que lui et l’accablent. Il y réussit aussi une de ses réalisations vocales les plus importantes: ce que la voix doit tisser infatigablement, ce n’est pas une langue déjà connue, mais un langage dont l’acteur-personnage ignore tout et qui se révèle à lui – tout comme au spectateur – au moment même de son énonciation.

En 1962, il crée la première version de son Hamlet qui deviendra plus tard Hamlet, ou les Suites de la piété filiale d’après W. Shakespeare et J. Laforgue. Avec cet Hamlet , Bene met au point ce que toute une génération de critiques a appelé sa désacralisation des textes. Il s’agit d’une entreprise de déconstruction et de réorganisation critique parallèle à celle qu’il avait déjà opérée vis-à-vis de son travail d’acteur et de metteur en scène. Ces textes, que ce soit ceux de Shakespeare, de Laforgue, de Marlowe ou de Wilde, il les a tellement dénudés et amputés qu’ils en sont réinventés. Comme l’écrit Gilles Deleuze: « Ce n’est pas Carmelo Bene critiquant Shakespeare. Tout au plus pourrait-on dire que, si un Anglais du XVIe siècle se fait une certaine image de l’Italie, un Italien du XXe siècle peut renvoyer une image de l’Angleterre où Shakespeare se trouve pris: l’admirable décor géant de Roméo et Juliette [...] fait voir Shakespeare à travers Lewis Carroll, mais Lewis Caroll à travers la comédie italienne. »

Il met en scène, en 1963, Edouard II de Marlowe et Ubu roi de Jarry, et, en 1964, la première version de Salomé , ainsi que L’Histoire de Sawney Bean et Manon . En 1966, il crée trois spectacles très importants. Il monte Faust ou Marguerite , puis Le Rose et le Noir d’après Le Moine de M. G. Lewis, avec des musiques de Bussotti; c’est une des plus belles écritures scéniques baroques de Bene: la récitation des interprètes est calculée à partir de leur souffle et la disposition des éclairages, latéraux et non plus frontaux, semble aspirer en coulisses ou projeter sur scène les acteurs. Il clôt cette saison par la mise en scène d’un de ses romans: Notre-Dame des Turcs , qu’il reprendra en 1968 et portera aussi à l’écran. Là encore, il nous livre une œuvre majeure, non seulement par son contenu (un texte à l’imparfait raconte des événements passés en cassant les rythmes narratifs et le vraisemblable: on passe en toute liberté de l’histoire à l’autobiographie et au mythe, ce qui donne un mouvement circulaire à cet assemblage), mais aussi par la qualité magnifique de son interprétation vocale qui fait des textes une pâte de langage pleine de corps, érotique.

Toujours en 1968, il crée Arden of Feversham qui, mixé avec Manon , donnera la trame du film Capricci , et Don Quichotte de Cervantès. Puis, pendant cinq ans, il se consacrera uniquement au cinéma, tournant cinq longs métrages: Notre-Dame des Turcs (1968), Capricci (1969), Don Juan (1971) d’après Le Plus Bel Amour de Don Juan de Barbey d’Aurevilly, œuvre parfaitement baroque où les métaphores obsédantes fondent le lieu et le temps de la narration dans un espace unique, clos. Puis Salomé (1972), qui est une autre leçon admirable de jeu d’acteur; et enfin, Un Hamlet de moins (1973).

En 1974, Carmelo Bene revient au théâtre, invité par le stabile de L’Aquila: c’est la création de Dîner de dupes de Sem Benelli. Carmelo Bene accède aux grandes scènes italiennes: il crée S.A.D.E., ou Libertinage et décadence de la fanfare de la gendarmerie salentine , où il a comme partenaire Cosimo Cinieri et impose une nouvelle vision du rapport maître-esclave. Dans les spectacles suivants, il précise l’analyse et l’interprétation des classiques, en s’adressant au plus grand d’entre eux, Shakespeare, et à cinq de ses pièces les plus connues: encore Hamlet , puis Roméo et Juliette , Richard III , revu par Masoch, où la lutte d’un homme pour le pouvoir bute constamment contre une histoire régie par les femmes; Othello et Macbeth , et plus tard une nouvelle version de Hamlet , complètent la série.

Ces derniers travaux – qui, à partir de 1980, vont souvent de pair avec une mise en scène de la parole poétique (Dante, Leopardi, Hölderlin) – refondent théâtralement toute l’expérience cinématographique de Bene: ils se construisent par fulgurances, par scènes cadrées où des rafales de lumières et de musiques font ressortir les situations en autant de premiers plans découpés sur un fond noir.

Ce qui est exceptionnel chez Carmelo Bene, c’est cette capacité de livrer un produit théâtral, c’est-à-dire culturel, sans aucune médiation intellectuelle, de faire du théâtre et non pas du métathéâtre, tout en maîtrisant lui-même une puissante analyse critique du fait théâtral.

Les autres troupes

Mario Ricci est une des personnalités théâtrales italiennes les plus intéressantes. Ses représentations sont très riches en inventions visuelles: décisive à cet égard a été sa collaboration avec Claudio Privitera, peintre et poète, qui fut aussi son interprète favori. La mise en scène du Roi Lear , donnée en 1972 au théâtre de la Cité internationale, combinait plusieurs éléments et se développait dans une lenteur quasi exaspérante (anticipant ainsi sur Wilson et toute l’école visuelle). Cette lenteur était scandée par la dynamique des projections et l’emploi du son enregistré; le texte prenait essor à partir de matériels pauvres: les comédiens inventaient un rôle qui changeait au fur et à mesure.

On retrouve cette formalisation à la fois précise et précieuse dans son meilleur spectacle, Moby Dick (1971): les valeurs d’atmosphère et d’évocation y prennent du relief et, sans insister sur les épisodes du roman, Ricci arrive à restituer, par des moyens purement visuels, le rugissement, par exemple, d’une mer agitée par la tempête. La seule réalité est la baleine qui se dessine sur le fond et qu’un jeu habile d’éclairages peut transformer en paysage pour les délires nostalgiques du héros. Ricci, qui est un pur metteur en scène, a élargi à tout le domaine littéraire le choix des textes: d’où une valeur pédagogique, mais jamais sentencieuse, de son travail. Comme autres mises en scène signées de lui, citons Mouvement un et deux (1964), Salomé et Les Voyages de Gulliver (1966), E. Allan Poe (1967), James Joyce (1968), L’Amour des trois oranges (1974), Barbebleue (1975).

Parmi les personnalités les plus fougueuses issues de 1967, il y a le binôme Leo De Berardinis et Perla Peragallo. Ils viennent tous deux du nord de l’Italie, et ont travaillé dans les « caves » de Rome. Leur premier travail, en 1967, porte un titre significatif: La Pénible Mise en scène de Hamlet , à laquelle succède, en 1968, Sir and Lady Macbeth , spectacle extraordinaire et incompris. Ils se retirent alors de la scène, et quand ils y reviennent, en 1972, ils décident de quitter les circuits normaux, et s’installent dans le Sud, à Marigliano, près de Naples, à la recherche d’origines nouvelles, d’une identité populaire convenant mieux à la marginalité qu’ils ont choisie. S’associant aux sous-prolétaires de la région et à un petit orchestre, ils représentent O’ Zappatore où chacun des participants apporte les matériaux de sa propre culture: les sous-prolétaires et la fanfare amplifient les chansons en sceneggiate (sorte de mise en scène d’une chanson), tandis que les deux acteurs récitent Baudelaire et Rimbaud, jouent Schönberg ou Alban Berg. Cette confrontation de deux cultures différentes interviendra encore dans King Lacreme Lear Napulitane de 1973 et en 1974 dans Sudd , donné à Paris au théâtre Récamier. Sur la scène éclairée de plusieurs rampes de néon, un acteur en pantalon de cuir rouge fait vibrer les éléments d’un échafaudage métallique. À sa droite, un autre, assis sur un siège de w.c., lit une lettre de son frère immigré en Allemagne tout en faisant cuire des saucisses et, au milieu de la scène, Perla, dans une baignoire. Un rosier, un soleil qui alterne avec une lune et, sur le devant de la scène, un projecteur qui envoie des images de mer. Monté sur un tourniquet, il éblouit de lumière les spectateurs et souligne la violence physique et verbale du spectacle. Leo et Perla appellent leur théâtre « théâtre de l’ignorance », où l’ignorance est le peu de savoir de celui qui fait le spectacle et qui doit réinventer le langage pour le rendre utile à la lutte. Il en va de même pour leurs spectacles, Chianto ’e risate e Risate ’e chianto et Avita ’a murí , de 1978.

Cet effort de Leo et Perla en vue de définir un troisième théâtre (comme on dirait un tiers monde) n’est pas une tentative unique: le Granteatro avec Carlo Cecchi et le Camion de Carlo Quartucci, par exemple, visent au même but. Considérant que le théâtre et le langage ne sont pas un vase clos à l’intérieur de cette maison qu’est la dramaturgie, et recherchant plutôt les différences de lieu, de langage, d’organisation du public, Carlo Quartucci organise un lieu indépendant et mobile, un Camion itinérant conçu comme un centre culturel qui réalise réellement ce projet de décentralisation sur lequel bon nombre d’institutions majeures ont achoppé. Quartucci a visité ainsi, à partir de 1971, avec son Camion et deux acteurs fixes (Carla Tatò et Luigi Mezzanotte) les zones démunies ou en lutte de quelques régions italiennes, particulièrement près de Rome et dans l’Italie centrale.

Parmi les auteurs dont le propos est plus « esthétisant », citons Memè Perlini. Son idée fondamentale est la relativité de l’existence et la réduction de l’être aux apparences. Après Pirandello qui? (1973), Tarzan (1974), Candeur jaune (1974), il monte Othello de Shakespeare présenté à l’Espace Cardin en 1975 et Locus Solus de Raymond Roussel présenté en 1977 au théâtre Le Palace. Perlini, qui a été peintre avant de passer au théâtre, fait baigner dans le noir toute la scène, d’où de temps à autre ressortent les acteurs blafards et blanchis par des éclairages au néon: visions oniriques dont la plasticité est parfois insolite et assez belle, mais qui, dans l’ensemble, rappellent tout ce que ce metteur en scène doit à la visualisation, aux mouvements de Wilson et aux récitatifs cassés et hystériques de la Médée de la Mama de New York.

Ce tableau du théâtre italien ne peut qu’être incomplet: il faudrait tenir compte de l’apport capital de Carlo Cecchi dont le Granteatro essaie d’amalgamer deux cultures différentes en partant du Napolitain Petito, en passant par Brecht et en arrivant à Maïakovski. Et cela grâce à son talent d’acteur et à une superbe mise en scène. Il faudrait signaler également les géométries du théâtre de l’Ouroboros organisé autour de Pier’Alli (Florence). Ou encore, l’expérimentation spatiale du Rotòbolo de Remondi-Caporossi; le travail de mise en scène de Giancarlo Nanni et de sa diva Manuela Kustermann; le théâtre de Vasilicò; l’expérience du Carrozzone, le travail précis du gruppo della Rocca et sa relecture des contes, celui de Giancarlo Sepe qui joue à Spolète; ou les mises en scène, longtemps isolées dans le circuit lombard, des Legnanesi, sous la conduite de Felice Musazzi, le théâtre homosexuel avec Mario Mieli et le théâtre de femmes, nés du travail des groupes de base, fondés en 1977; ou encore l’ascension flamboyante d’une grande actrice comme Rosa di Lucia qui s’impose dans trois spectacles, Pompilia Contarini , Empédocle et le monologue de Gavina C .

Malgré les apparences de désordre et de contradictions, l’Italie a su trouver pour son théâtre le chemin des libertés dont les résultats sont exemplaires en Europe. Comme le dit bien Giancarlo Nanni, « en Italie, il y a plus de théâtre expérimental que dans le monde entier, aussi bien du point de vue quantitatif que qualitatif ».

Encyclopédie Universelle. 2012.

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